Pour parvenir à enfin s’extraire de la monoculture 911, Porsche aura beaucoup tâtonné avant de trouver, en 1997 puis 2002, une approche enfin opportune avec les premiers Boxster puis Cayenne. Trois décennies plus tôt, il n’était pas encore question de rivaliser avec une Range Rover encore en gestation mais la firme de Zuffenhausen – qui fabriquait alors moins de 10 000 voitures chaque année – tentait déjà d’élargir son catalogue vers le bas avec un roadster biplace à moteur central. Bon, d’accord, le terme de « roadster » est peut-être un peu excessif, s’agissant d’une carrosserie de type Targa inséparable d’un envahissant arceau de sécurité, mais tous ceux qui ont pratiqué la 914 vous le diront : que son toit soit présent ou non au-dessus de la tête des occupants, ceux-ci profitent toujours de délicieux moments à son bord. Pourtant, le modèle n’attire encore, de nos jours, qu’une petite tribu de connaisseurs marginaux mais éclairés, ennemis d’un élitisme borné qui snobe un engin dont le seul tort est d’avoir été co-produit avec Volkswagen…
Rétrospective génétique
Entre Porsche et VW, les liens de parenté sont étroits et très anciens, puisqu’ils remontent aux origines de l’entreprise fondée en 1948 par Ferdinand Porsche et son fils Ferry – c’est-à-dire bien avant qu’à l’issue d’une homérique bataille boursière, le géant de Wolfsburg ne finisse par s’en emparer en 2009. Car, comme chacun sait, la toute première Porsche – nous avons nommé la 356 – devait à peu près tout à la Coccinelle et en reprenait fidèlement les préceptes techniques, avec son moteur quatre-cylindres à plat refroidi par air et implanté en porte-à-faux à l’arrière. Une architecture spécifique à laquelle le professeur Porsche était très attaché mais qui engendrait un comportement routier nécessitant un certain apprentissage pour parvenir à maîtriser l’engin, que le célèbre essayeur André Costa comparait volontiers à « un inquiétant cerf-volant » ! Toutefois, la 356 se civilisa peu à peu au fil des millésimes avant de céder la place à une 911 dont beaucoup de porschistes patentés regrettèrent le relatif embourgeoisement. De fait, le nouveau modèle, désormais nanti d’un flat six et vendu 40 % plus cher que son prédécesseur, décontenança une partie des fidèles de la marque et, dès lors, Porsche s’efforça d’élargir son catalogue vers le bas afin de ne pas faire fuir ceux qui ne pouvaient ou ne souhaitaient pas s’offrir une 911 – d’autant que cette dernière, dans ses premières années, ne rencontra pas tout à fait le succès escompté…
Un modèle, deux vocations
C’est ainsi que, dès 1965, l’on vit apparaître une 912 qui n’était rien d’autre qu’un charmant expédient, puisqu’il s’agissait, en toute simplicité, d’une 911 privée de son six-cylindres au profit du flat four de la 356, dont la production s’acheva simultanément. Comme on pouvait s’y attendre, ce pis-aller n’était qu’un modèle de transition dont la carrière européenne n’allait durer que quatre ans – et c’est la 914 qui fut chargée de lui succéder, avec une philosophie, des ambitions et un typage très différents. L’originalité du projet résidait dans le fait que Volkswagen et Porsche avaient décidé de s’associer pour développer le futur modèle, initialement destiné à être commercialisé sous les deux marques mais dont le positionnement variait selon le cas. Si VW cherchait à donner un successeur à ses vieillissantes Karmann-Ghia, Porsche, on l’a vu, souhaitait pour sa part disposer d’un modèle d’entrée de gamme, moins onéreux et plus modestement motorisé que la 911. Disponible au choix avec un flat four VW ou un flat six Porsche, l’auto allait donc s’adresser à une clientèle bien plus étendue que l’élitaire 911. Elle tournait aussi le dos aux marottes techniques des deux firmes en choisissant d’implanter sa mécanique en position centrale arrière – une architecture alors très peu répandue en série, et qui dictait une silhouette originale, renonçant à la fois au design usuel des Porsche et aux canons de la beauté classique.
Paradoxes identitaires
Officiellement dévoilée au Salon de Francfort 1969, la 914 se présente sous la forme d’une Targa strictement biplace, râblée et abruptement moderne avec, notamment, des projecteurs escamotables qui tranchent avec la physionomie d’une 911 déjà menacée par une certaine désuétude. Ce constat se renforce encore lorsque l’on prend le volant de l’engin, dont le châssis s’avère bien plus facile à contrôler que celui de la « Onze ». Comme la plupart des autos à moteur central, la 914 se révèle neutre jusqu’à des limites difficilement atteignables par le conducteur moyen – mais il est vrai qu’au-delà, les réactions de la voiture peuvent s’avérer encore plus violentes que celles d’une 911… Bien sûr, le moteur VW – qui, sous trois cylindrées successives, va animer plus de 96 % des quelques 119 000 914 produites jusqu’en 1976 – incite davantage à pratiquer une conduite touristique qu’à se prendre pour Jacky Ickx mais, même ainsi gréée, la VW-Porsche s’avère à même de réjouir les amateurs de pilotage. Nous parlons bien de « VW-Porsche », même si le modèle n’a pas adopté cette identité singulière sur tous les marchés ; en Amérique du Nord – où elle remporta un indéniable succès commercial –, la 914 fut en effet commercialisée exclusivement sous la marque Porsche tandis qu’en Europe, l’auto arbora les deux labels. On se souvient, à cet égard, de publicités parues dans la presse hexagonale – Sonauto, importateur historique de Porsche, étant chargé de la distribution de la 914 en France – insistant lourdement sur la petite taille du logo VW apposé à l’arrière !
Itinéraire d’une incomprise
On touche là au cœur du problème : en Europe, personne n’a jamais vraiment compris si la 914 était une super-Volkswagen ou une sous-Porsche – même s’il suffisait de la conduire pour avoir la réponse. Malheureusement, la 914/6, abandonnée dès 1972 faute de clients – il faut dire qu’elle était vendue seulement 15 % moins cher que la moins chère des 911, dont elle partageait le six-cylindres 2 litres de 110 ch – n’aura joué qu’un rôle marginal dans l’histoire du modèle, la plupart des 914 s’ébrouant dans un vacarme plébéien rappelant un peu trop celui d’une Coccinelle. Bien plus pragmatiques que les Européens, les Américains ont, quant à eux, bien accueilli une voiture dont les chronos, certes bien moins excitants que ceux d’une 911, ne comptaient pas autant que sur le Vieux Continent. Pourtant, et en dépit de l’importance stratégique du marché nord-américain pour Porsche, la 914 ne connut pas de suite directe ; la 924 qui la remplaça à partir de 1976, si elle devait elle aussi beaucoup à VW et à Audi, adoptant une formule plus classique moins coûteuse à produire. Il fallut attendre la présentation du Boxster 986 pour que Porsche tente une seconde fois l’aventure du moteur central en série, tandis que, de son côté, Volkswagen se convertit à la traction avant avec la Scirocco présentée en 1974.
Du simple au triple
Que reste-t-il de la 914 aujourd’hui ? Il n’y a qu’à consulter la presse spécialisée pour le savoir : près d’un demi-siècle après la fin de sa carrière, l’auto ne suscite qu’un intérêt mesuré ; les dossiers à elle consacrés sont rares et même les titres dédiés à Porsche, presque entièrement phagocytés par le phénomène 911, n’en parlent pour ainsi dire jamais. Pourtant, le modèle mérite mieux que ce purgatoire et le marché commence à le comprendre, même si, comme il y a cinquante ans, une frontière intangible sépare les 914 en fonction du nombre de leurs cylindres. De la sorte, les 914/6, que la cote LVA 2024 évaluent à 90 000 €, dépassent souvent cette somme – en Allemagne, les voitures affichées autour de 150 000 € ne sont pas rares… Il en va tout autrement pour les 914 à quatre cylindres, qui ne dépassent que rarement les 30 000 €. Vous connaissez la vulgate : « C’est abordable pour une Porsche, mais trop cher pour une Volkswagen » … Laissez dire ceux qui ricanent sottement en oubliant que la firme de Zuffenhausen a justement commencé son glorieux parcours avec des flat four ou que, plus près de nous, les 944 Turbo dominaient les 911 Carrera contemporaines. Loin d’être un lot de consolation pour ceux qui n’ont plus les moyens de s’offrir une 911, la 914 mérite amplement d’être aimée pour elle-même. C’est à votre tour de le découvrir…
Texte : Nicolas Fourny