Mercedes-Benz SEC (C126) : à jamais la meilleure !
En octobre 1991, on organisa une petite cérémonie dans l’usine Mercedes de Sindelfingen. Il s’agissait de commémorer la fin de la production du coupé C126 et le dernier exemplaire tombé de chaîne fut photographié après que l’on eût déposé une couronne de fleurs sur son capot, tandis que plusieurs collaborateurs de la maison se rassemblaient autour de l’auto pour un dernier hommage.
Mourir à l’automne par son luxe
La Daimler-Benz est coutumière de ces attachants rituels qui s’intègrent dans sa politique exemplaire de préservation du patrimoine, car le coupé en question est aussitôt parti rejoindre les collections du constructeur, dans lesquelles il sommeille aujourd’hui encore. Comment mesurer la nostalgie de ceux qui, en dix ans et quelques mois, avaient vu naître les quelque 74 000 exemplaires de cette longue carrosserie aux proportions idéales et dont l’équilibre tutoyait la perfection ? À l’exception de la toute dernière, ces voitures étaient parties vers leur destin, à San Francisco, Osaka ou Bordeaux, pour rejoindre une clientèle sûre d’avoir acquis la meilleure voiture du monde, postulat dont la firme de Stuttgart était intimement persuadée — il n’y a qu’à parcourir les brochures commerciales de l’époque pour s’en convaincre — mais, à la vérité, ses responsables n’étaient pas, loin s’en faut, les seuls à y croire : tout au long de la carrière du modèle, la presse spécialisée ne se montra pas avare de louanges à son égard, le seul défaut unanimement constaté se bornant à un tarif qui la mettait hors de portée de la plupart des gens. Quoi de plus normal, au fond ? Si le luxe devient accessible et se banalise, ce n’est plus du luxe…
Du jour qui fut si beau, déjà le soir frissonne
Établi sur la base de la berline W126 de 1979, le coupé SEC fit quant à lui son apparition lors de l’IAA de Francfort à l’automne 1981. Les deux voitures ont été dessinées sous la direction de Bruno Sacco, qui pilota le design Mercedes de 1975 à 1999, avec une réussite que ses successeurs ne sont pas parvenus à égaler. De nos jours, l’homme coule une retraite heureuse à Sindelfingen et, dans son garage, on trouve entre autres une 560 SEC de 1989. Au sujet de cette auto, interrogé en 2019 par Mercedes-Benz Classic Magazine, il a écrit : « Der C126 hat das schönste Gesicht von allen Mercedes-Benz deren Design ich vertantwortet habe », ce qui se traduit par « la C126 a le plus beau visage de toutes les Mercedes dont j’ai été le responsable du design ». Le propos est émouvant, venant d’un artiste qui, au soir de sa vie, peut contempler l’un des chefs-d’œuvre mobiles du XXe siècle avec une paisible fierté.
Très humblement, nous complèterons le propos du maître en saluant le charisme d’ensemble de cette série. Vous pouvez l’envisager sous n’importe quel angle, ce sont invariablement les mots d’Antoine de Saint-Exupéry qui vous viendront à l’esprit : « La perfection est atteinte, non pas lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter, mais lorsqu’il n’y a plus rien à retirer ». De fait, on traquerait en vain la moindre faute de goût, la plus imperceptible disproportion dans ce profil aérien qui fait aisément oublier ses 4 910 millimètres de long, dans cette morphologie tout entière bâtie autour d’une eurythmie dont la conséquence la plus tangible s’exprime par une élégance formelle dépourvue de toute ostentation comme de toute arrogance. Un peu à la manière d’une Rolls-Royce Silver Shadow, la C126 parvient à susciter le respect sans être intimidante et, près de quarante ans après sa première apparition, son vocabulaire stylistique n’a rien perdu de sa cohérence.
Un moteur V8, sinon rien
La C126 a pris la succession de la SLC, version fermée et à empattement long du roadster SL de la série 107 et que Mercedes n’évoque que rarement lorsque sont évoquées les générations successives de coupés « S ». Contrairement à celle-ci et à la berline W126, la SEC n’a jamais été proposée en six-cylindres ; l’auto n’aura connu que les V8 M116 et M117, en quatre cylindrées aboutissant à de multiples variantes élaborées en fonction des différents marchés. Ainsi, les 380 et 500 entrées en production en juin 1981, puis présentées à Francfort au mois de septembre suivant, n’ont-elles connu que les versions dites Energiekonzept de ces deux groupes, développant respectivement 204 et 231 chevaux, c’est-à-dire des niveaux de puissance en recul par rapport aux coupés SLC. Cependant, bien qu’ayant crû dans toutes les dimensions, les SEC n’étaient pas plus lourds pour autant et, en toute logique, délivraient des performances stagnantes, ce que leurs heureux acquéreurs oublièrent vite en constatant les progrès significatifs accomplis en termes d’habitabilité, de confort postural ou d’isolation acoustique. Dans ses attentes fondamentales, la clientèle Mercedes différait alors nettement de celles de BMW ou de Porsche et les essais comparatifs qui jalonnèrent la décennie entre les coupés 500, les 928 et les 635 CSi n’étaient pas complètement opportuns. Contrairement aux voitures de Zuffenhausen et de Munich, les C126 ne revendiquaient aucune prétention à la sportivité ; au vrai, ils reproduisaient fidèlement — et pour cause — les capacités des berlines SE/SEL et, conséquemment, personnifiaient l’apogée d’un savoir-faire à l’intention des amateurs de conduite rapide plus que des négociants en virages.
Une Ferrari luthérienne
Si l’on excepte les préparations commises par AMG (qui, dès 1984, s’avéra capable de proposer des 500 sec poussées à 340 chevaux grâce à des culasses à quatre soupapes par cylindre), c’est à partir de 1985 que l’usine décida de s’engager dans une course à la puissance plutôt inattendue, liée à l’irruption du sommital M117 de 5 547 cm3 qui, pour des motifs mystérieux, fut désigné « 560 ». Décliné en une ribambelle de versions dont les ressources dépendaient des normes de dépollution en vigueur dans les différents pays où Mercedes le commercialisa, il retint surtout l’attention en Europe par le truchement de son exécution la plus puissante, dite « ECE », sans catalyseur — mais respectant les normes édictées par les directives européennes de l’époque —, qui ne développait pas moins de 300 chevaux ! Il fallait bien cela, persifleront les mauvaises langues, pour riposter au premier douze-cylindres allemand de l’après-guerre que BMW venait de présenter sous le capot de sa 750i. Toujours est-il qu’ainsi gréée, la 560 SEC atteignait sans faiblir les 250 km/h sur l’autobahn, allure à laquelle intervenait le très hypocrite limiteur installé suite à un accord passé avec les autorités fédérales et dont Porsche s’était effrontément dispensé, permettant à sa 928 S4 de rouler vingt kilomètres/heure plus vite…
Le coupé 560 sec, présenté sans ambages comme « le porte-drapeau d’une élite » — on n’est jamais mieux servi que par soi-même, n’est-ce pas ? —, se rapprochait sans conteste d’une synthèse rêvée entre des performances dignes d’une « grand tourisme » contemporaine et un confort de limousine, le tout dans une sérénité d’usage inaccessible à ses concurrentes italiennes ou britanniques, dont les charmes s’exerçaient dans d’autres domaines… À cet égard, certains de nos lecteurs se souviendront peut-être d’un mémorable reportage paru dans l’Auto-Journal en 1986 sous le titre Les six bêtes du Gévaudan et qui opposait au coupé 560 une Ferrari 412, une BMW M6, une Alpina B7, une Jaguar XJ-S et une Porsche 928. On décèle à quelles aptitudes la quiétude bourgeoise avait réussi à se hisser quand une « banale » S-Klasse amputée de deux portières pouvait se permettre de rivaliser avec un V12 aux relents de légende et d’artisanat. La confection de luxe se trouvait désormais en mesure de tailler quelques croupières à la haute couture mais la conclusion du sujet fut sans appel : « Une Porsche ou une Mercedes, vous leur reconnaissez des qualités et vous êtes obligé de les admirer. Une Ferrari, ou bien elle vous laisse froid, ou bien elle vous rend très amoureux ».
Bien plus humaine que vous ne le pensez
Nous y voici : la quête, a priori froidement rationnelle, de la perfection technique est-elle capable d’émouvoir ? En tout cas, quand on parcourt la prose officielle du constructeur, on comprend vite que l’augmentation du rythme cardiaque ne faisait pas partie du cahier des charges : « Leur ligne, leur technique d’avant-garde parfaitement au point, leur grande rentabilité et leur fiabilité absolue sont alliées à un maximum d’exclusivité fonctionnelle et à un équipement si complet qu’il répond pratiquement à tous les souhaits des conducteurs et passagers les plus exigeants. » Si vous êtes insomniaque, je vous recommande la lecture intégrale de ce texte, issu du catalogue publicitaire français édité en mai 1986 : l’effet sur vos paupières est garanti… Blague à part, il est facile de considérer que les défaillances et les fragilités d’un douze-cylindres transalpin retranscrivent forcément, avec plus ou moins de justesse, la souriante humanité de ses concepteurs, en face de laquelle l’ingénierie germanique ne saurait être que dédaigneuse et infatuée. Toutefois, la réalité est plus complexe et, si l’âme des coupés 560 SEC n’est pas calibrée pour dialoguer avec les plus éruptifs de nos bouleversements, elle n’est est pas moins à même de susciter l’émotion — une émotion plus cérébrale, plus introvertie, stendhalienne, presque mutique, qui donne davantage envie d’écrire que de se mettre à chanter, mais les mots qui viennent alors à l’esprit n’en sont pas moins beaux pour autant.
La voiture sec, un moteur d’exception
Avec son instrumentation typique (chiffres blancs, aiguilles orange, économètre attendrissant de naïveté, ordinateur de bord inutilisable pour qui ne parle pas l’allemand), ses essuie-glace aux transhumances insolites, ses bras articulés chargés d’approcher les ceintures de sécurité, ses feux arrière à rainurages, ses vitres arrière à la gracieuse cinématique, son volant aussi sportif que celui d’un autocar, l’opulence de ses boiseries, ses assemblages au cordeau et ses plastiques imputrescibles, la Sonderklasse Einsprintzung Coupé entretient une atmosphère délicieusement datée et vous reçoit avec une chaleur pudique mais palpable qui, voyage après voyage, finit par vous atteindre là où vous vous attendiez le moins : au cœur. Cette voiture respecte l’intimité de vos conversations, n’essaie pas de vous distraire avec des artifices lumineux et, sous le vernis de sa bonne éducation, ne rechigne jamais à rouler très vite sans que, pour autant, sa mécanique en souffre. Comme le clamait très judicieusement la publicité de lancement de la Citroën GS, « trouvez mieux ! ».
Après les cimes viennent les descentes
Comprenez-nous bien : loin de nous l’idée de prétendre que le progrès technique soit sans objet. Comme les autres marques, Mercedes a, depuis la C126, continué d’améliorer ses voitures et d’y intégrer, millésime après millésime, génération après génération, des innovations qui correspondent à des bénéfices concrets et indéniables en termes de sécurité, de confort et de joie de conduire. De la sorte, un coupé S 560 C222 est à la fois plus rapide, plus sobre et plus sûr que son équivalent dans la gamme SEC. Mais là n’est pas le sujet : quand il concerne aussi la beauté, l’équilibre ne s’évalue pas à l’aide de chiffres désincarnés ; il s’inscrit avec une résolution silencieuse dans les chapitres que l’intellect consacre aux évidences. Et, il faut bien le reconnaître, après 1991, les successeurs de l’auto, quelles que fussent leurs innombrables vertus, ont toujours péché, ici ou là, par des lourdeurs malvenues, voire un soupçon de vulgarité — les cristaux Swarovski intégrés aux phares, était-ce vraiment nécessaire ? — ou des effets de style que Bruno Sacco aurait vigoureusement rejetés. À cette aune, si vous jetez votre dévolu sur une SEC (je vous recommande une phase 2, en 500 ou en 560), vous aurez la certitude de partager le destin d’une grande classique qui, si vous l’entretenez comme elle le mérite, vous rendra au centuple votre prévenance en vous accompagnant sans rechigner, qu’il s’agisse d’arpenter les autoroutes espagnoles ou de supporter l’enfer des embouteillages parisiens. C’est l’une des seules automobiles de cette trempe que vous pouvez conduire tous les jours sans appréhension : après ça, allez donc prétendre que la vie n’est pas belle !