Dakar 2001 : le grand bluff de Schlesser
À la veille de l’arrivée du Paris-Dakar 2001, Jean-Louis Schlesser tente de renverser le cours de l’histoire en jouant subtilement avec le règlement. Surprise, son plan fonctionne à la perfection, semant la zizanie dans le camp Mitsubishi. Le pilote français sera finalement sanctionné, certains diront injustement. À vous d’en juger.
Quand un athlète joue à l’encontre de l’esprit du sport, sans pour autant transgresser la règle, on dit qu’il fait de l’anti-jeu. En football, un cas courant consiste à stopper une attaque adverse par une faute volontaire qualifiée de technique, voire d’intelligente. En course automobile, les actions d’anti-jeu sont moins courantes. Elles réclament autant d’imagination que de savoir-faire. Cela leur donne une saveur particulière. Un exemple : Michael Schumacher simule une erreur de pilotage, immobilise sa Ferrari contre le rail et provoque un drapeau jaune dans les dernières minutes des qualifications du Grand Prix de Monaco 2006, ruinant ainsi les dernières tentatives de ses adversaires. Sur le coup, la manœuvre fait polémique et agace. Aujourd’hui, on s’en souvient comme d’un grand moment de sport, en appréciant la détermination exacerbée du champion. Il en va de même pour le coup de poker tenté par Jean-Louis Schlesser dans le final du Paris-Dakar 2001. C’est clairement de l’anti-jeu, encore fallait-il y penser et l’oser.
Présentation des personnages
Jutta Kleinschmidt (Mitsubishi Pajero), 38 ans, Allemagne. Son diplôme d’ingénieur en poche, elle commence sa carrière chez BMW derrière un ordinateur. Pendant ses vacances, elle assouvit ses rêves d’aventure en participant à des raids en moto. Passée pro sur quatre roues, elle est recrutée par Jean-Louis Schlesser qui devient son mentor. En 1999, la première femme victorieuse d’étape sur le Dakar rejoint Mitsubishi.
Hiroshi Masuoka (Mitsubishi Pajero), 40 ans, Japon. Quand un constructeur nippon se lance dans une campagne mondiale en sport automobile, il s’appuie généralement sur une structure européenne à laquelle il impose au moins un pilote maison. Chez Mitsubishi, le Japonais de service s’appelle Hiroshi Masuoka. Il est rapide, mais peine toujours à canaliser sa fougue en dépit de sa grande expérience.
Jean-Louis Schlesser (Buggy Schlesser), 52 ans, France. Le neveu de Jo n’a disputé qu’un Grand Prix de F1 au cours duquel il a commis l’erreur blasphématoire d’accrocher Dieu Senna. Du coup, il a poursuivi sa carrière en sport-proto, avec un titre mondial à la clé. Depuis 1992, il s’est tourné vers les rallye-raids au volant de ses propres véhicules. Il est le double vainqueur en titre du Dakar, l’homme à battre.
José Maria Servià (Buggy Schlesser), 47 ans, Espagne. C’est le pilote sans visage ! Depuis près de 20 ans, il mène sa carrière sans jamais s’être réellement distingué sur la scène mondiale. Il commence en 1973, comme copilote de son frère Salvador, avant de devenir pilote officiel Seat, sans grand succès. Alors, il s’oriente vers les rallye-raids. En 1999, il remplace Kleinschmidt dans le second buggy engagé par Schlesser.
Acte 1 – Schlesser prend 60 minutes
Schlesser profite des premières étapes roulantes pour prendre de l’avance sur les Mitsu. Il sait qu’une fois sorti du Maroc, quand se dresseront les dunes du Sahara, son buggy à propulsion sera moins efficace que les 4×4. Après une semaine de course, il compte près de 10 minutes d’avance sur la première voiture japonaise. Mais au départ d’une liaison, son moteur refuse de repartir. C’est le démarreur. Alors il fait comme chacun dans pareil cas : il sollicite l’aide d’un ami – en l’occurrence Servià – pour pousser. Sauf que c’est interdit. Il écope d’une heure de pénalité et rétrograde à la 8ème place. Servià prend le relai en tête.
Acte 2 – Masuoka prend 30 minutes
La neuvième étape dite « marathon » se dispute sans assistance ni road book. Le parcours est défini par quatre positions GPS que les équipages doivent relier sans s’éloigner de plus de cinq kilomètres du tracé idéal (en ligne droite). « Je suis très étonné », s’agace Schlesser à l’arrivée. « J’avais 8 minutes d’avance au troisième contrôle de passage et 4 de retard à l’arrivée, alors que je n’ai vu personne me doubler ! Je n’ai rien contre Mitsubishi, mais je demande la stricte application du règlement. » La sentence tombe le lendemain : 30 minutes de pénalité pour Masuoka et Kleinschmidt. Ce même jour, Servià perd 2 heures planté dans les dunes mauritaniennes. Masuoka prend la tête avec 35 minutes d’avance sur Schlesser. Mi-course, journée de repos, le duel peut commencer.
Act. 3 – Kleinschmidt s’en mêle
Pendant cinq jours, les deux rivaux se battent à coup de secondes dans un match d’une rare intensité. Puis, dans l’étape 16, Masuoka perd 37 minutes sur rupture de la rotule arrière gauche. Schlesser revient à 6 minutes. Le lendemain, l’écart reste stable, ce qui n’empêche pas la tension monter d’un cran supplémentaire. « Kleinschmidt m’a fait perdre 20 minutes », tempête Schlesser. « Nous avons klaxonné derrière elle, mais rien à faire. Elle me voyait pourtant, c’est certain. » L’étape suivante n’apporte pas de changement majeur mais, à l’arrivée, Schlesser l’affirme : « tout va se jouer demain ». Cette remarque intrigue, car tous les observateurs s’accordent à dire que plus rien ne peut arriver au leader Masuoka. Les deux dernières étapes sénégalaises se disputent sur des pistes étroites, bordées de hautes herbes et d’arbustes où il sera très difficile pour le buggy de dépasser la Mitsubishi.
Acte 4 – Servià en bouclier humain
Samedi matin, surprise : Schlesser et Servià viennent pointer en avance au contrôle horaire qui précède le départ de la spéciale. Les deux hommes tentent un coup de poker. Dans pareil cas, le règlement prévoit une pénalité égale, en minutes, à l’écart par rapport à l’horaire prévu. Schlesser devrait logiquement écoper de 4 minutes et Servià de 8. Pourquoi agissent-ils ainsi ? Pour partir devant et ne pas rouler dans la poussière soulevée par la voiture de tête. La démarche énerve passablement Masuoka qui essaye de reprendre sa place sur la ligne de départ. Les voitures se frictionnent alors même que la spéciale n’est pas commencée ! S’en suit un moment de confusion, les officiels ne sachant plus qui lâcher en premier. Dans un concert de protestation, c’est Servià qui part d’abord, suivi à 2 minutes par Schlesser, puis à 4 minutes par Masuoka. Après quelques kilomètres, Servià ralenti, victime d’une prétendue crevaison lente. Schlesser passe son équipier et disparait, tandis que Masuoka reste bloqué derrière. Le Japonais bouillonne. Il reste 200 km, largement assez pour perdre les 10 minutes qui le séparent de son rival Français au classement général. Il panique et tente une manœuvre spectaculaire en hors-piste pour dépasser le buggy de Servià. Il y parvient mais, dans l’action, le Pajero heurte une souche et arrache son demi train arrière gauche. Alors, c’est le copilote de Masuoka, Pascal Maimon, qui devient fou. Il court sur la piste et manque de se faire écraser par Servià. À l’arrivée, Schlesser est le nouveau leader avec 42 minutes d’avance sur Kleinschmidt et 45 sur Masuoka. « On s’est trompé dans les horaires », assure-t-il, tandis que Servià avoue : « On a pensé que c’était mieux de prendre une pénalité ».
Injustice ?
La joie sera de courte durée dans le camp français. Le soir même, Schlesser et Servià écopent d’une pénalité d’une heure pour comportement antisportif. « Je n’accorde aucun crédit à la victoire de Kleinschmidt », commente Schlesser le lendemain à Dakar. « Elle n’a pas gagné la moindre spéciale et ne mérite même pas d’être sur le podium. » Alors, qui restera dans l’histoire comme le vainqueur moral du Dakar 2001 ? Schlesser ? Masuoka ? Kleinschmidt ? On en débat sur la Facebook de CarJager ou dans les commentaires.
Texte : Julien Hergault