Citroën 15 Six : une si austère volupté…
Dans la mémoire collective, la Traction Avant Citroën présente toujours le même visage : une calandre étroite aux gigantesques chevrons, cernée par deux phares inquisiteurs et des ailes aux volutes ostensiblement séparés du reste de la carrosserie, lui conférant — et pour cause — un parfum d’avant-guerre aussitôt démenti par une fiche technique présentant, pour l’époque, les hardiesses que l’on sait. Pourtant, comme Paul le relate par ailleurs, la première Citroën à roues antérieures motrices a comporté un grand nombre de variantes, dont les différences concernaient la longueur, la largeur et bien sûr la mécanique, donnant naissance à des voitures aux vocations très disparates. Ainsi, la « 22 » à huit cylindres ayant rejoint la patrie mélancolique des autos mort-nées, c’est à la « 15 » qu’a échu, par la suite, le rôle de porte-drapeau d’une gamme aussi mythique que tentaculaire. Interrompue par la guerre, sa trajectoire n’aura réellement scintillé qu’à partir de la fin des années 1940. Nous n’avons pas résisté au plaisir de vous narrer son histoire…
Pour deux cylindres de plus
Sur le moteur de la « 15 », André Costa a écrit un jour que « le long bloc six cylindres possédait la sobriété de la chose irréfutable ». Il est difficile de prendre la suite d’un jugement aussi sagace que flamboyant et, cependant, nous allons nous risquer dans cet exercice toujours difficile — celui qui consiste à rédiger quelques lignes sur une machine dont la légende, si elle parle assez peu aux plus jeunes générations de collectionneurs, n’en représente pas moins un pan assez considérable de l’histoire de l’automobile française, jusqu’à lui conférer ce titre, certes un peu chauvin, de « reine de la route ».
Son histoire commence au mois de juin 1938, alors même que d’insistants bruits de bottes se font déjà entendre à l’Est. Privée de véritable haut de gamme depuis la disparition des ultimes « 15 » NH trois ans auparavant, la gamme du Quai de Javel renoue alors avec une vieille tradition. Aux côtés des « 7 » et des « 11 » à quatre cylindres, apparaît donc celle que le catalogue Citroën présente comme la 15 Six. Le nombre 15, censé correspondre à la puissance administrative de l’auto, est d’ailleurs inexact ; en réalité, la nouvelle venue est une 16 chevaux fiscaux ! Elle les doit, bien entendu, aux capacités de son moteur. Ce dernier n’est pas totalement inédit ; il reprend en effet l’alésage et la course (78 x 100) du groupe « 11 ». L’ajout de deux cylindres supplémentaires aboutit à une cylindrée de 2 867 cm3, pour une puissance de 76 chevaux réels, obtenus au régime modéré de 3 800 tours/minute. Par rapport à la « 11 », le progrès est très net : avec trente chevaux de plus, les performances changent résolument de registre. La familiale pour père tranquille se mue en une redoutable dévoreuse de kilomètres dont les qualités routières sont intactes ; de surcroît, la puissance est transmise au sol avec une efficacité très supérieure à celle de modèles sensiblement plus onéreux.
Des débuts tourmentés
Principalement en raison de difficultés survenues dans la mise au point de la voiture — tout comme ç’avait été le cas des premières « 7 » cinq ans plus tôt —, la carrière commerciale de la « 15 » ne démarre qu’au début de 1939 avec, dans un premier temps, une seule carrosserie au catalogue : il s’agit d’une berline à quatre portes, quatre glaces latérales, construite sur la base de la « 11 » Normale. Compte tenu de l’encombrement suscité par l’implantation du nouveau moteur, la proue s’allonge toutefois de onze centimètres. À l’intérieur, c’en est bien fini du raffinement tapageur des anciennes C6 ; les préceptes rigoristes de Michelin sont passés par là, sous l’austère férule de Pierre-Jules Boulanger, qui présidera aux destinées du Double Chevron jusqu’à sa mort, en 1950. Très rapidement, une limousine cinq places et une familiale huit places, à six glaces latérales et empattement long (3,27 mètres, gage d’une habitabilité exceptionnelle) viennent enrichir la gamme. Le bureau d’études élabore un roadster « 15 », mais il ne sera produit qu’à quelques très rares exemplaires. Naturellement, ce bel élan est brisé par la guerre : la production des 15 Six s’arrête en février 1940, pour un total de seulement 2 665 unités.
Anatomie d’un mythe
À l’issue des hostilités, la priorité n’est évidemment pas au prestige ou à la quête de performances. La fabrication des Traction reprend de façon très progressive ; l’industrie automobile — ou plutôt ce qu’il en reste — subit de sévères restrictions. La pénurie de matières premières engendre des cadences de production très faibles et il faut attendre le mois de février 1946 pour que la « 15 » sorte de nouveau des ateliers Citroën. C’est là que, véritablement, son histoire bascule dans la mythologie, bien aidée par son omniprésence à l’écran — pas un film noir sans une Traction ! — tout comme dans la rubrique des faits divers. Le gang des Traction Avant défraie la chronique de l’après-guerre tandis que, dans la cour d’honneur du palais de l’Élysée, la IVème République, au fil de ses 24 gouvernements successifs, illustre ses innombrables et médiocres péripéties par de longs cortèges de Citroën noires…
Durant huit ans, et en dépit d’un âge déjà avancé, la « 15 » n’évolue que de façon marginale. Quelques évolutions dans les revêtements intérieurs, un tableau de bord un peu moins sommaire, de nouveaux pare-chocs (rectilignes et non plus galbés) et puis, en 1952, l’apparition de la fameuse malle arrière rectangulaire, qui modifie substantiellement le profil de l’auto et, accessoirement, lui permet de disposer enfin d’une capacité de chargement à la hauteur de la concurrence. Concurrence à peu près larguée, d’ailleurs ; on lira ici de quelle façon la Régie Renault s’est tristement fourvoyée avec sa Frégate ; quant à la Ford Vedette, si elle offre le prestige du moteur V8 et une allure très américaine susceptible de rallier les suffrages d’un certain public, son comportement routier n’est pas en mesure de rivaliser avec celui de la Citroën, malgré des performances convaincantes dans l’absolu. Pour autant, l’obsolescence esthétique du modèle, son ascétisme revendiqué, l’immobilisme de sa fiche technique font que les ventes de la « 15 » baissent inexorablement et le scoop de l’Auto-Journal, au printemps 1952, qui révèle l’existence du prototype « VGD » — la future DS — lui porte le coup de grâce.
Et puis, en avril 1954, la 15 Six s’offre une fin de parcours inattendue, sous la forme d’un essieu arrière à suspension hydropneumatique ! Comme on peut s’y attendre, il s’agit du système élaboré par Paul Magès et son équipe et que l’on retrouvera dès l’année suivante sur la DS. Devenue 15 Six H et proposée uniquement en berline, c’est dans cet équipage que la plus désirable des Traction, désormais forte de 80 chevaux, achève une course aussi longue que celle de son moteur. Fabriquée à 3 075 unités selon le Guide Citroën d’Olivier de Serres, publié aux éditions E.P.A. en 1992, la « 15 » hydropneumatique survit quelque temps à sa remplaçante puisque les derniers exemplaires ne quittent l’usine qu’en juillet 1956.
Les adieux à la reine
Lorsque l’ultime 15 Six tombe de chaîne, personne n’imagine qu’il faudra attendre une quinzaine d’années pour refaire la connaissance d’une Citroën à six cylindres, sous la forme de la SM… Le flat six étudié par Walter Becchia pour la DS ne verra pas le jour ; il n’en reste aujourd’hui que quelques plans et deux prototypes que chacun peut examiner à loisir au Conservatoire de la firme, à Aulnay-sous-Bois. Le quatre cylindres 1 911 cm3, repris en droite ligne des « 11 », débordant déjà généreusement à l’intérieur de l’habitacle de la DS, il eût été impensable d’y loger le groupe de la « 15 »… Cette dernière quitte la scène dans une indifférence quasi générale ; à ce moment-là, ce n’est plus qu’une vieille gloire surannée dont la légende reste à écrire. Comme les autres Traction, elle connaît des années difficiles et, inévitablement, beaucoup d’entre elles finissent à la casse. Il faut attendre la fin des années 1970 pour que l’on se remémore enfin la reine déclassée par l’extrême modernité de son successeur ; comme toujours, ce qui était désuet est devenu vintage et voici notre 15 Six inscrite à tout jamais dans les registres du patrimoine national. Fatalement, l’accès à la légende se paie, et fort cher même ; ceux qui se souviennent encore des semi-épaves échangées pour le prix d’une Mobylette dans la France pompidolienne s’expriment comme les anciens combattants qu’ils sont et, à l’heure actuelle, selon la cote de La Vie de l’Auto, il faut prévoir un minimum de 38 000 euros pour l’acquisition d’une auto en bel état. Il y a belle lurette que les comparaisons oiseuses avec la DS ont perdu toute signification. La « 15 » a connu un destin unique, à cheval entre deux époques, et entre deux univers aussi — ah, le doux souvenir d’un Citroën dont la légitimité en haut de gamme ne se discutait même pas ! Nostalgie, quand tu nous tiens…