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BMW série 5 E28 : le dernier Shark Nose !

Par Nicolas Fourny - 05/08/2022

Descendant en droite ligne de la Neue Klasse de 1961, dont chacun sait qu’elle a sauvé la firme d’une faillite inévitable, la série 5, dont la première apparition fêtera bientôt son cinquantenaire, a longtemps incarné « la » BMW parce qu’elle exprime les valeurs traditionnelles de son constructeur en une très attachante synthèse. C’est toujours vrai de nos jours, malgré les errances stylistiques de la période Bangle ou de l’agressivité superflue du modèle actuel. Lorsque la mode surfaite des SUV à tout crin aura disparu, la grande routière à l’hélice sera toujours des nôtres. Son histoire, toutefois, n’a pas connu que des moments de gloire ineffable et la génération E28 en est sans doute le témoin le plus emblématique. Esthétiquement démodée à l’instant même de sa naissance, parfois dramatiquement sous-motorisée, elle a pourtant réussi à prendre sans trop de heurts le virage d’un certain embourgeoisement, tout en s’adjoignant des variantes, telles que la M5, dont le concept a survécu jusqu’à nos jours. Voici donc quelques lignes consacrées à celle qui personnifie la fin d’une ère et a clôturé un quart de siècle d’évolution.

Comment faire du vieux avec du vieux

Substantiellement, il y a deux façons de considérer la BMW E28 : on peut assimiler sans sourciller le discours officiel du constructeur qui, au début de l’été 1981, n’hésita pas à la présenter comme une authentique nouveauté ; ou bien, si l’on est d’humeur un tant soit peu caustique, ricaner en la considérant comme un gros restylage de la série 5 E12 commercialisée neuf ans auparavant. Il y a très probablement un peu de vrai dans chacune de ces assertions ; quand on place les deux modèles côte à côte, il est difficile de contester leur extrême ressemblance mais un examen attentif de leurs caractéristiques respectives met en évidence un certain nombre de transformations qui vont bien au-delà du rafraîchissement esthétique piloté par le regretté Claus Luthe.

Par rapport à la E12 due au crayon de Paul Bracq, les mutations étaient nombreuses : le capot autoclave avait fait place à une pièce plus classiquement enchâssée entre les ailes avant, aboutissant à une proue légèrement plus basse ; tandis qu’à l’arrière, les stylistes avaient opéré à l’inverse en rehaussant la ligne de coffre. Le bilan aérodynamique de l’opération s’avérait positif ; le coefficient de pénétration dans l’air était passé de 0,44 à 0,38 — un effort malheureusement balayé dès 1982 par l’Audi 100 C3.

Tous les designers vous le diront : la physionomie d’une automobile est intimement assujettie à ses portières. Elles influent sur l’architecture générale de façon déterminante et, dans le cas de la E28, le fait d’avoir dû conserver les quatre portes (ainsi d’ailleurs que la toiture) de la E12 a joué un rôle important dans l’incapacité de la nouvelle Fünfer à se faire reconnaître comme une création inédite — plus tard, Opel rencontrera le même écueil lors de l’élaboration du chef-d’œuvre absolu que fut la Vectra B ; et ce style par trop conservateur a fait prématurément vieillir la BMW, surtout en comparaison de rivales telles que l’Audi évoquée plus haut ou la Mercedes-Benz W124, qui ne tardèrent pas à la concurrencer durement.

La meilleure place, c’est derrière le volant

Cela étant posé, la E28 proposait tout de même un habitacle entièrement revisité avec, en particulier, la fameuse planche de bord cintrée, la console centrale étant délibérément orientée vers le conducteur, ce qui n’était pas le cas sur le modèle précédent. De la sorte, même au volant d’une modeste 518 (dont les 90 chevaux se faisaient aisément déposer par la première Peugeot 505 STI venue, en dépit d’un tarif déjà conséquent), il était facile de s’imaginer blotti au cœur d’un véritable cockpit exsudant la sportivité et dont l’ergonomie fait encore référence, sans parler d’une qualité de construction qui force le respect.

La gamme de moteurs disponibles au lancement de la voiture dérivait, elle aussi, directement de la E12. Le quatre-cylindres M10, dont les origines remontaient à 1961, reprenait une fois encore du service, culminant à 105 chevaux dans la 518i introduite en 1984. L’expérience a montré qu’il existe une clientèle sensible aux arguments de variantes faiblement motorisées, mais dont l’apparence et les qualités de fond demeurent intactes — sans parler de l’outil de promotion sociale toujours efficace que constitue une série 5 neuve ou récente aux yeux du béotien, qui n’ira pas forcément vérifier le badge apposé sur la malle arrière… Mais, naturellement, pour le béhémiste véritable, c’est avec les six-en-ligne maison que les choses sérieuses commencent. Et, dans la E28, ceux-ci relevaient de deux familles : le « petit » bloc M60 qui motorisait la 520i et le « gros » M30 dévolu aux 525i, 528i et 535i.

 C’est dans la boîte, chef

Pour autant, cette 535i ne fut pas commercialisée d’emblée et, dans un premier temps, les conducteurs les plus dynamiques durent donc se contenter des 184 chevaux de la 2,8 litres. L’auto présentait encore de beaux restes et la musicalité de sa mécanique pouvait constituer, à elle seule, un motif d’achat tout à fait valable ; mais, à d’autres égards, le tableau était plutôt sombre, à commencer par l’allongement absurde des rapports de boîte qui, à la vérité, n’était pas une « cinq vitesses » digne de ce nom, mais plutôt une « 4 + 1 », la cinquième, selon la détestable tendance de l’époque, n’étant utilisable que sur une autoroute rigoureusement plane, et avec le vent dans le dos de préférence… Par surcroît, BMW osait tarifer en option (4 748 francs en 1984, soit environ 1 400 euros de 2020) une boîte dite « Sport » qui, en réalité, n’avait rien de spécifiquement sportif mais se bornait à proposer un étagement normal ! À cela s’ajoutaient la démultiplication excessive de la direction et, sur le mouillé, les généreuses dérobades d’un train arrière dont le retard technique apparut de façon cinglante lorsque les observateurs le comparèrent à l’essieu à cinq bras conçu à Stuttgart pour la série 124, ce qui n’empêcha pas la gamme de se développer dans plusieurs directions tout au long de ses sept ans de carrière, comme on va le voir.

Diesel et économies d’énergie

Ceux qui ont suivi les palpitantes aventures de l’inspecteur Derrick l’ont souvent vu descendre d’une E28 dans les rues de Munich ; le rythme passablement nonchalant de la série résonne avec ironie si on le compare avec l’image traditionnellement fringante de la firme bavaroise. Et ce ne furent pas les nouveautés annoncées pour 1983 qui risquaient d’y changer quoi que ce soit : cette année-là en effet, BMW présenta son tout premier modèle Diesel sous la forme d’une 524td que ses 115 chevaux placèrent pour un temps au sommet de sa catégorie. Atteindre les 180 km/h au volant d’une berline à huile lourde n’avait rien de commun alors que la plupart de ses congénères se traînaient lamentablement ; BMW a pris un risque calculé avec un modèle qui rompait avec certaines de ses traditions, mais conservait néanmoins le prestige du six-cylindres et dispensait un réel agrément de conduite (on ne peut en dire autant du lugubre dérivé atmosphérique 524d, moins puissant qu’une Golf de milieu de gamme et totalement indigne de son blason).

C’est également en 1983 que BMW présenta la 525e, dont le moteur avait été spécialement conçu pour économiser le carburant et aussi à l’intention d’un marché nord-américain déjà obsédé par la dépollution. Ne délivrant que 125 chevaux pour une cylindrée d’environ 2,7 litres, le moteur « eta » se singularisait par des consommations avantageuses et une souplesse en très net progrès par rapport à la 520i de puissance équivalente mais, en Europe, les ventes de cette version demeurèrent anecdotiques.

Les désaccords de Munich

Il fallut attendre l’automne de 1984 pour voir réapparaître la 535i susmentionnée, un badge qui avait déjà furtivement agrémenté la fin de parcours de la E12. Disponible aussi en version « M », qui ne se différenciait que par un accastillage très suggestif, l’auto reprenait tout bonnement la formule bien connue du gros moteur dans une petite caisse, son groupe motopropulseur provenant en droite ligne de la 735i contemporaine et tirant 218 chevaux de ses 3430 cm3. Ce n’était pourtant qu’un avant-goût car, au printemps suivant, lors du Salon de Genève, BMW présenta la première M5 de son histoire qui, en toute simplicité, avait récupéré le moteur 24 soupapes de l’éphémère berlinette M1 !

La BMW M535i, à ne pas confondre avec la M5

En dehors des Alpina B7 et B10, qui relèvent d’un autre récit, la M5 est incontestablement la E28 sommitale. C’est non seulement un jalon historique mais aussi une automobile dont la conduite n’a rien perdu de son piment. Maîtriser une propulsion « sans filtre » de 286 chevaux — seul l’ABS figure au programme des aides à la conduite, au sens contemporain du terme — demande un minimum de métier et, même si les versions françaises recevaient d’office le kit « M-Technik », il ne s’agit en aucun cas d’une bagnole de frimeur. Bien sûr, si vous le lui demandez gentiment, elle est tout à fait capable d’avaler avec gloutonnerie des milliers de kilomètres d’autoroute mais c’est plutôt sur des tracés plus sélectifs que l’auto révèle son tempérament véritable et on peut fort bien l’appréhender comme une excellente compagne pour l’apprentissage du survirage. Une compagne quelque peu onéreuse, toutefois ; les 588 exemplaires de M5 diffusés en Europe font aujourd’hui l’objet d’une convoitise éminemment compréhensible de la part des collectionneurs et, sur le marché allemand, certaines voitures peuvent s’échanger au-delà des 60 000 euros.

La M5 première du nom, inaugurée sur la série E28

Dans le dernier épisode en date de la série des Mission : Impossible, c’est une E28 qu’Ethan Hunt maltraite dans les rues de Paris, revigorant les stéréotypes fatigués qui associent systématiquement les série 5 « Shark Nose » aux sinistres exploits de Jacques Mesrine — sauf que l’IMF est là pour sauver le monde et non pas pour massacrer des innocents. Évidemment, la voiture souffre de multiples contusions mais elle présente un tout autre charme que la berline M3 F80 détruite dans le film précédent ; certainement parce qu’en quatre décennies, de la gangsta car potentielle, espiègle et caractérielle, on est passé à une machine bourgeoise dont les paramétrages ressemblent à ceux d’un smartphone et que mon arrière-grand-mère — paix à son âme — aurait pu conduire sans trop de difficultés…

C’est avec la fin de la production de la E28, dans les derniers jours de 1987, que ce typage tout à la fois chaleureux et exigeant a disparu. Le « Shark Nose » a longuement caractérisé la marque et il correspondait à des modèles accompagnés d’un slogan, Freude am Fahren, qui se suffisait à lui-même. Il n’aurait pas eu sa place sur une E34, qui commençait déjà à édulcorer les sensations — le plaisir de conduite est-il compatible avec l’indulgence et l’affabilité ? Au moment où, mis à part Volvo, la plupart des constructeurs de grandes routières s’étaient lancés dans une course à l’aérodynamisme aboutissant parfois à des formes un peu trop organiques pour être honnêtes, BMW proposait encore, au cœur des années 1980, cette silhouette atypique qui semblait avancer à contre-sens de son temps. C’est ce qui participe à la séduction qu’elle retrouve actuellement. La E28 ne sera plus jamais vieille, ceux qui l’aiment y veilleront et je ne serais pas surpris que beaucoup de nos lecteurs soient du nombre !

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