Audi 100 C3: le couteau suisse d’Ingolstadt
C’est une auto que bien des gens ont oubliée. Elle fait partie de ces compagnes jadis familières, que l’on a croisées des années durant sur les routes, puis qui ont disparu de la circulation comme de la mémoire collective. Celle qui nous occupe aujourd’hui n’est certes pas la seule dans ce cas ; cependant, l’Audi C3 (également connue sous le nom de Typ 44 par les initiés), sous ses multiples identités, fait partie de ces créations qui ont changé le destin de leur constructeur — en l’occurrence, pour le meilleur. Retour sur l’histoire et la carrière d’une voiture fondatrice dont l’apparition — même si tout le monde ne s’en est pas rendu compte immédiatement — apparaît rétrospectivement comme un véritable séisme.
Le grand public l’a connue sous des noms différents depuis la première série dite C1 : 100 ou 200 principalement, voire même V8 (bien que celle-ci soit officiellement référencée comme « D1 » dans la nomenclature Audi). Un peu à l’instar d’une Mercedes w124, elle a joué des rôles bien différents : de l’humble taxi Diesel à la limousine de luxe, en passant par le coupé-break, la berline sportive ou la paisible familiale. Elle a connu toutes sortes de pilotes, de Stefan Derrick à Hans-Joachim Stuck. À l’échelle du groupe VAG — j’aime cette appellation disparue qui évoque tant de beaux souvenirs — elle a innové dans toutes les directions possibles : l’étude de sa carrosserie, tout entière tournée vers l’aérodynamisme, a inspiré et défini le design de la firme pour les quinze ans qui ont suivi ; côté moteurs, elle a poussé la plaisanterie jusqu’au huit cylindres tout en inaugurant l’appellation TDI, dont on connaît la destinée ; elle a couru victorieusement en DTM ; elle a été la première berline de son segment à proposer à la fois une transmission intégrale, un turbocompresseur et une culasse multisoupapes ; et, surtout, elle a réussi là où tant d’autres ont échoué depuis lors : bouleverser son identité, imposer un style, passer d’un monde à l’autre.
Un jeu de quilles et un chien
C’est une histoire que vous avez lue cent fois : celle de l’outsider inattendu qui vient bousculer les valeurs établies. Et pourtant, lors de son apparition à l’automne de 1982, la nouvelle Audi 100 paraissait avant tout incarner la troisième génération d’un modèle connu depuis une quinzaine d’années déjà. Et, de tout temps, la 100 avait su tenir son rang : une routière sérieusement conçue et construite et dont la seule originalité technique résidait dans le choix, cher à la firme, de la traction avant, dans une catégorie encore largement peuplée de propulsions. Dans le vocabulaire mécanique et esthétique de la berline aux anneaux, il était cependant vain de s’enquérir d’une quelconque velléité de prestige ou d’innovation ; d’un classicisme bon teint, l’auto convainquait principalement la classe moyenne supérieure ouest-allemande — des gens pour qui les grosses Ford ou Opel demeuraient trop prolétariennes mais qui n’avaient pas (ou pas encore, ou pas tout à fait) les moyens de se tourner vers BMW ou Mercedes.
Ferdinand Piëch devant l’Audi 100 C3, fier comme ArtabanBien sûr, les observateurs ressentirent un léger frémissement dès 1976, lorsque la 100 « 5E », comme sa désignation l’indiquait, inaugura le premier cinq cylindres de la firme. En misant sur une architecture inédite dans le domaine des automobiles de grande série et en proposant déjà 136 chevaux sur la base d’un groupe de seulement 2 144 cm3, alimenté de surcroît par une injection électronique Bosch, la grande Audi se permettait tout bonnement de ridiculiser le duo français des Peugeot 604 et Renault 30 dont l’attachant V6 PRV — encore voué à l’archaïsme des carburateurs — n’offrait qu’un rendement misérable en comparaison, sans parler d’une consommation que la pudeur nous interdit de détailler ici. Trois ans plus tard, la même carrosserie accueillit une version suralimentée par turbocompresseur du même moteur. La 200 « 5T » était née et, si sa carrière fut brève, ses 170 chevaux apportèrent la confirmation aux amateurs attentifs que quelque chose était en train de se produire à Ingolstadt ; quelque chose d’inédit, relevant à la fois de la hardiesse, de l’efficience et de la créativité. La presse spécialisée d’outre-Rhin commença à publier des comparatifs impensables jusqu’alors, qui opposaient l’Audi 200 à la Mercedes-Benz 280 E ou à la BMW 528i — références strictement inatteignables par les constructeurs généralistes qui, à cette époque, étaient encore nombreux à tenter leur chance en haut de gamme. Justement, les dirigeants d’Audi, Ferdinand Piëch en tête, étaient bien décidés à extirper la marque de la meute qui, à l’aide de Granada ou de Senator, s’essoufflait dans une course à la reconnaissance perdue d’avance, faute de volonté commerciale, d’innovation technique et d’ambitions solides.
L’Audi 100 C3 en version « Sedan » (en haut) ou « Avant » (en bas)C’est dans la boîte !
De la sorte, au salon de Francfort 1981, le prototype Auto 2000 (correspondant à l’origine à une initiative du gouvernement fédéral allemand visant à encourager les économies d’énergie) livra de précieux indices quant à l’évolution stylistique à laquelle il fallait s’attendre de la part de la firme bavaroise. Et la nouvelle 100 dévoilée un an plus tard en reprit fidèlement toute la thématique, jetant ainsi aux orties le conservatisme esthétique jusqu’alors en vigueur chez Audi. Les visiteurs du Salon de Paris se trouvèrent confrontés à une quatre portes dont bon nombre de caractéristiques démodèrent instantanément la quasi-totalité de ses concurrentes, y compris les BMW E28 et Mercedes W123, impitoyablement rejetées dans les mânes des années 70 par l’insolente modernité de la nouvelle venue.
Affichant fièrement un coefficient de pénétration dans l’air de 0,30 (du moins pour la version 75 chevaux et ses pneus de bicyclette), la nouvelle 100 n’avait pas lésiné sur les moyens pour obtenir ce brillant résultat. Suppression des gouttières, vitres affleurantes et soubassements généreusement carénés, l’engin initia une tendance lourde dans laquelle la plupart des marques s’engouffrèrent à sa suite, la course au meilleur Cx devenant dès lors un argument commercial, semblablement aux valeurs de consommation normalisées qui, en cette époque de crise de l’énergie, de chasse au gaspi et d’austérité à tous les étages, jouaient un rôle crucial dans le discours des constructeurs généralistes. Malheureusement, cette quête obsessionnelle axée sur l’obtention des valeurs de consommation les plus basses possibles favorisa également l’apparition d’une innovation beaucoup plus discutable, nous avons nommé les boîtes longues ! La nouvelle Audi ne fit pas exception à la règle et se retrouva affublée de transmissions à l’étagement inepte, tout juste bonnes à pouvoir homologuer des chiffres strictement inatteignables dans la vraie vie, sauf à n’emprunter que des routes désertes, parfaitement planes, sans vent et en roulant à vitesse constante des heures durant… Ainsi, à moins de choisir une boîte « normale » disponible en option, même la version de pointe, qui reprenait sans grandes modifications le cinq cylindres 2,1 litres 136 chevaux de la 100 « C2 », se révélait incapable d’atteindre sa vitesse maximale en cinquième, qui s’effondrait littéralement au moindre faux plat. Une contre-performance d’autant plus regrettable que les 200 km/h réels (mais en quatrième, donc) étaient à portée — un chiffre encore très emblématique au début des années 1980 et qui fut largement mis en avant par la communication de la firme. À cet égard, le travail réalisé sur la façon dont cette longue berline s’attachait à vaincre la résistance de l’air s’avéra très significatif : à titre d’exemple, une Mercedes-Benz 230 E contemporaine, disposant d’une puissance similaire, était moins rapide de 20 km/h, tout en consommant sensiblement plus.
La marche en Avant
Comme chacun sait, l’objectivité n’existe pas mais, lors de sa présentation, la plupart des essayeurs de la presse spécialisée s’en approchèrent de près en reconnaissant le peu de défauts concrets que l’on pouvait reprocher à la voiture. Hormis les critiques unanimes formulées à l’encontre des boîtes « 4 + E » qui sévissaient alors dans l’ensemble des gammes Audi et Volkswagen, la tristesse et le design quelconque du mobilier de bord ainsi qu’un tarif déjà relativement élevé — en 1983, une 100 CD 136 chevaux valait 114 100 francs, soit 30 % de plus qu’une Peugeot 505 GTI —, le Typ 44 marqua les esprits par les ambitions qu’il portait. Ambitions déjà affirmées par le coupé quattro apparu deux ans auparavant et dont la traduction dans le segment des grandes berlines jeta les bases d’une créativité qui s’exprima alors tous azimuts, dans le cadre d’un véritable feu d’artifice technologique qui arracha pour de bon la marque aux affres de l’anonymat.
Dès mars 1983, on assista à la renaissance de la version Avant. Si la 100 « C2 » ainsi nommée n’était qu’une berline cinq portes dont le hayon, plus de dix ans après celui de la Renault 16, ne constituait déjà plus une innovation, la « C3 » se réincarna sous la forme d’un break aux allures de coupé, l’angle inusité de la cinquième porte introduisant un saisissant clivage avec l’intégralité de la production existante. À ce moment-là, il n’existait, somme toute, que deux breaks européens crédibles en haut de gamme : la Mercedes série T et la Volvo 240/260 — des automobiles dont la forme ne laissait aucun doute quant à leur identité de breaks avant tout soucieux de logeabilité et de praticité. En sacrifiant une partie de la fonction à la forme — à l’encontre de la tradition germanique — la nouvelle 100 Avant, qui aurait pu n’être qu’un break de plus, parvint à se ménager une place à part sur un marché encore embryonnaire et qu’elle contribua à développer.
La même année toutefois, c’est la survenue de la 200 Turbo qui retint l’attention des conducteurs sportifs ou, à tout le moins, des plus actifs d’entre eux. Cette fois, mes agneaux, fini de rire : l’association du « cinq pattes » maison, toujours gavé par un turbocompresseur KKK et délivrant dorénavant 182 chevaux, à une caisse, on l’a vu, bigrement plus efficace que sa devancière, précipita la sénescence de l’ensemble des modèles comparables, du moins en termes de performances pures. Plus rapide qu’une BMW 745i nettement plus onéreuse (et disposant de 70 chevaux supplémentaires !), proposant des reprises fulgurantes et, d’une manière générale, dispensant des sensations de conduite encore peu répandues (l’effet « coup de pied au c… » n’étant alors familier qu’aux propriétaires de Saab 900 ou, dans un tout autre style, de Porsche 930), la 200 « C3 » semblait avoir brillamment renouvelé l’équation de la grande routière dynamique, en capacité d’offrir tout à la fois un moteur performant, une habitabilité généreuse, un grand coffre, des performances proches de celles d’une Porsche 944, une finition de haut vol, sans oublier un niveau d’équipement dont la générosité — replacée dans le contexte — laisserait songeur plus d’un client actuel de la marque, même si le catalogue consacré aux options et accessoires, édité séparément de la brochure principale et joliment intitulé Sonderausstattung, apparaissait déjà fort étoffé…
L’ingénierie a deux ou trois trucs à vous dire
Hélas, tout n’était pas rose en ce jardin et la 200, souveraine tant qu’il s’agissait d’écraser l’accélérateur en ligne droite — la sonorité si singulière du cinq cylindres mêlée aux soupirs d’extase de la waste-gate engendrant un environnement sonore susceptible de réjouir les mélomanes —, se montrait beaucoup moins à son affaire dès que la route se mettait à tourner. Les problèmes de motricité que le pilote pouvait aisément maîtriser sur un tracé rectiligne — le couple généreux mettant fréquemment à mal un train avant manifestement dépassé par les événements — devenaient plus délicats à affronter, aggravant encore un sous-virage endémique déjà favorisé par l’implantation du moteur en porte-à-faux avant. À tel point qu’une Peugeot 505 Turbo bien conduite et chaussée comme il convenait, malgré son déficit de puissance, se révélait plus amusante à mener sur un tracé sinueux… Les périodiques allemands eux-mêmes, tels Auto Motor und Sport, par exemple, ne se gênèrent pas pour stigmatiser les insuffisances de l’Audi sur ce point.
Il n’était évidemment pas question d’en rester là et, à l’automne de 1984, Ingolstadt poursuivit l’escalade en implantant sa déjà célèbre transmission aux quatre roues dans sa berline haut de gamme, faisant d’une pierre deux coups : la 200 quattro résolut ainsi ses problèmes de motricité et devint, pour un temps, la seule automobile de sa catégorie disponible avec une transmission intégrale, ni BMW, ni Mercedes, ni personne d’autre d’ailleurs n’étant en mesure de riposter sur ce terrain ! « C’est ainsi qu’elle aurait dû naître », estimèrent alors la plupart de nos confrères et il est difficile de leur donner tort, la voiture atteignant alors une homogénéité et un niveau d’efficacité routière « tous temps » sans équivalent. En outre, Audi eut la bonne idée de proposer l’auto en version Avant, renforçant encore la polyvalence d’un engin qui, aujourd’hui encore, témoigne d’un pouvoir de séduction ainsi que d’un agrément d’utilisation intacts. Pour les conducteurs se contentant de performances moins explosives, la 100 quattro rejoignit la gamme au même moment, désormais nantie d’un moteur réalésé à 2226 cm3 afin de faire face aux dommages que promettait la généralisation du catalyseur, déjà à l’œuvre sur cer