Rolls-Royce Silver Dawn : de la haute couture au prêt-à-porter
Aujourd’hui, les Rolls ne sont plus du tout Silver — au charme aristocratique de ce préfixe officiellement utilisé pour la première fois en 1925, elles préfèrent dorénavant la vulgarité du bling bling. La filiale de BMW s’est spécialisée dans les paquebots lourdingues pour nouveaux riches tout en exhumant d’anciennes appellations du glorieux catalogue sur lequel les Bavarois ont mis la main en 1998, à l’issue d’une bataille homérique contre le groupe Volkswagen. De la sorte, le beau nom de Dawn (l’aube en français) désigne actuellement un cabriolet dont l’encombrement et le design rappellent fâcheusement ceux d’un Saviem VAB mais, il y a sept décennies de cela, les choses étaient bien différentes ; la berline Silver Dawn dissimulait son luxe derrière une physionomie qu’un esprit superficiel pourrait facilement trouver austère et guindée. Ce qui n’empêcha pas les carrossiers ayant survécu à la guerre d’exercer leur art sur ce châssis que la flamboyante épopée des Silver Cloud a injustement expulsé de la mémoire collective. Puissent ces quelques lignes contribuer à le ramener dans la lumière…
La promesse de l’aube
Dans les colonnes d’Auto Rétro, au début des années 1980, Serge Bellu évoqua la Silver Dawn en la considérant comme « un modèle anodin créé en 1949 pour amuser les Américains ». Ce jugement peut sembler lapidaire mais il est vrai que l’auto n’a pas laissé de traces indélébiles dans les mémoires et il n’est pas excessif de la regarder comme une voiture de transition, ce que confirme une carrière de seulement six années, inhabituellement courte à l’aune des habitudes de la firme. L’histoire de la Silver Dawn remonte à 1946, c’est-à-dire l’année de l’apparition de la première création de la firme britannique depuis la fin des hostilités ; nous voulons parler de la Bentley Mark VI qui, sous une apparence qui fleurait encore les remugles de l’avant-guerre — la ligne « ponton » était encore loin et, hiératique, la carrosserie arborait encore des ailes et des phares non intégrés —, bouleversa un certain nombre d’usages. À commencer par le principe séculaire selon lequel les châssis des deux marques étaient systématiquement livrés à des carrossiers qui se chargeaient ensuite de les gréer en berlines, en cabriolets ou en limousines, selon les souhaits de leur clientèle. Il en avait été ainsi jusqu’en 1939 mais, au lendemain de la guerre, les dirigeants des deux marques durent se résoudre à adapter leur processus industriel à un monde qui, chacun le pressentait, ne serait plus jamais le même. C’est la raison pour laquelle le nouveau châssis fut, pour la première fois, proposé avec une carrosserie « usine », fournie par la Standard Steel.
Quand le luxe se standardise
En 1966, constatant que la haute couture « à l’ancienne » était entrée en agonie, Yves Saint Laurent et Pierre Bergé révolutionnèrent leur métier en créant la ligne « Rive gauche », dédiée au prêt-à-porter. Toutes proportions gardées, Rolls-Royce et Bentley, en créant les Mark VI et Silver Dawn vingt ans auparavant, ont agi dans le même esprit pour tenir compte des mêmes changements : au tournant du siècle, faire du « sur-mesure » en automobile s’avérait de moins en moins rentable. La clientèle visée commençait déjà de se raréfier et, au Royaume-Uni comme en Europe continentale, les exigences de la reconstruction laissaient peu de place à la frivolité et à l’insouciance qui avaient marqué l’entre-deux-guerres. À l’inverse, le marché nord-américain ressemblait de plus en plus à une sorte d’eldorado et, du reste, les pouvoirs publics anglais encourageaient très fortement les constructeurs du pays à exporter, l’apport de devises étrangères, de préférence issues de contrées à la situation économique florissante, étant devenu vital dans un Royaume-Uni profondément marqué par le conflit. La clientèle états-unienne, pour l’essentiel constituée d’hommes d’affaires, d’entrepreneurs prospères et de stars de cinéma, allait accueillir à bras ouverts les signes extérieurs de richesse que constituait alors la fine fleur de l’automobile européenne — ce d’autant plus qu’avec la disparition de Duesenberg ou de Pierce Arrow, il ne restait guère que les Cadillac ou les Lincoln pour incarner, avec plus ou moins de bonheur, un certain luxe patricien. Dans ce contexte, se trouver en mesure de proposer une Standard Saloon prête à rouler dès sa sortie d’usine, pour un prix sensiblement inférieur aux très dispendieuses Silver Wraith toutes carrossées « à façon », devenait un atout décisif et il n’est pas douteux que cette nouvelle stratégie ait joué un rôle essentiel dans la survie de l’entreprise !
Les joies du badge engineering
C’est donc au printemps de 1946 que la Mark VI fut commercialisée en Angleterre, les États-Unis n’étant servis qu’en février de l’année suivante. Les statistiques de ventes saluèrent comme il se devait la pertinence de l’initiative mais, en ce temps-là, la marque Rolls-Royce était considérée comme plus prestigieuse par une bonne part des acquéreurs potentiels et c’est pour cette raison qu’en juillet 1949, la Silver Dawn qui nous occupe aujourd’hui fit son apparition — mais pas en Angleterre : jusqu’à l’automne de 1953 (alors que le développement de la Silver Cloud était déjà bien avancé), seuls les clients des marchés d’exportation eurent la possibilité de passer commande de la « nouvelle » Rolls. Nous employons les guillemets car, en réalité, la Silver Dawn n’était rien d’autre qu’une Bentley Mark VI rebadgée, avec des différences dont la subtilité réjouit l’historien autant que le collectionneur. En premier lieu, la carrosserie était strictement identique dans son dessin comme dans ses dimensions.
Avec 4,99 mètres de long et 3,05 mètres d’empattement, l’auto demeure imposante aujourd’hui encore, même si ses proportions peuvent la faire paraître sensiblement plus petite qu’une Silver Cloud. À l’avant, la calandre typique répondait bien évidemment à l’appel, de même que le Spirit of Ecstasy — qui ne se rapporte pas à un produit stupéfiant mais à l’œuvre du sculpteur Charles Sykes, présente sur toutes les Rolls-Royce depuis 1911. Sous le capot, on trouvait un six-cylindres de 4257 cm3 dont les origines remontaient à la 25/30 de 1936 et dont la puissance, non divulguée par la firme, fut estimée par la presse spécialisée à environ 120 chevaux. Par rapport à la Bentley, la seule différence concernait le dispositif d’alimentation, à un seul carburateur sur la Silver Dawn versus deux sur sa sœur, plus puissante d’une vingtaine de chevaux. La revue The Autocar chronométra l’auto à 140 km/h, ce qui n’avait rien de particulièrement impressionnant (rappelons qu’à la même époque, une Citroën 15 Six atteignait les 130 km/h réels) mais c’était amplement suffisant pour cruiser sur les autoroutes californiennes et, de toute façon, l’engin n’avait vraiment rien d’une voiture de sport ; du reste, toutes les Silver Dawn vendues à l’exportation recevaient une transmission Hydramatic à quatre rapports d’origine General Motors, dont la nonchalance suffisait à calmer la plupart des ardeurs…
Ce n’est pas la Rolls de n’importe qui
Si, en toute logique, la berline « usine » a représenté la plus grande part des Silver Dawn produites, avec 697 unités sur les 761 voitures livrées de 1949 à 1955, le châssis séparé qui équipait l’auto encouragea plusieurs des carrossiers de l’époque — en Grande-Bretagne comme sur le continent — à livrer leur propre interprétation du modèle. Hooper ou Mulliner (encore indépendant à ce moment-là) proposèrent ainsi un certain nombre de carrosseries spéciales mais c’est sans doute la berline carrossée par James Young en 1953 qui reste la plus intéressante à détailler, dans la mesure où elle annonce déjà assez précisément la Silver Cloud alors en gestation. Naturellement, ce sont ces voitures-là, rarissimes et uniques, qui suscitent le plus d’intérêt sur le marché actuel. En mars 2017, RM Sotheby’s a vendu un Drophead Coupé carrossé par Mulliner en 1955 et équipé du moteur 4,5 litres des dernières Silver Dawn pour 451 000 dollars, alors que, sous l’égide de Bonhams, une berline « usine » de 1954 — pas irréprochable, il est vrai — n’a pas fait mieux que 31 000 euros en décembre 2020. La cote de La Vie de l’Auto fixe pourtant la valeur de celle-ci à 60 000 euros et c’est dans cet ordre de grandeur que se situent la plupart des rares annonces concernant le modèle. La vérité, s’il y en a une, se situe donc probablement quelque part entre les deux, le marché étant très ponctuel.
Les Type R (nouvelle dénomination de la Mark VI à partir de 1952) et Silver Dawn ont tiré leur révérence en 1955, remplacées par le duo R-R Silver Cloud/Bentley S, qui poussaient le mimétisme technique encore plus loin. Très vite oubliée, la « Dawn » a connu une longue traversée du désert et, en raison de leur faible valeur marchande, bon nombre d’exemplaires ont fini à la casse ou ont servi de réserve de pièces. À la vérité, il faut apprécier les spécificités des Rolls-Royce d’avant-guerre pour aimer ces autos comme elles le méritent : plus encore si vous tombez sur une voiture à boîte manuelle, les sensations de conduite n’auront pas grand-chose à voir avec celle d’une Shadow. La direction non assistée, le système de graissage central activé par une pédale dédiée, les quatre freins à tambours ou l’absence de climatisation datent le modèle et en balisent le charme : à chaque instant, on sent que la « Dawn » a été pour l’essentiel pensée dès la fin des années 30. Elle nécessite une conduite attentive et des soins à la fréquence desquels l’automobiliste contemporain n’est plus habitué — moyennant quoi, cette machine très sérieusement conçue et construite pourra vous emmener au bout du monde (mais pas vite). D’une manière générale, son allure de carrosse désuet comporte aussi l’avantage d’engendrer plus de sympathie que d’agressivité de la part du vulgum pecus. Les gens qui roulent en Silver Dawn sont de bonne compagnie, sur la route et ailleurs. Ils ont compris que le luxe ne dépendait pas d’une liste de gadgets longue comme un annuaire mais se rapportait bien plus à un climat, à une atmosphère, à un art de vivre aussi raffiné que dépourvu de toute ostentation. Comme disait l’autre, à vous d’inventer la vie qui va avec…
Texte : Nicolas Fourny