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Renault Espace : l’être ou le paraître

Par Nicolas Fourny - 28/07/2022

À l’heure actuelle, il est toujours théoriquement possible de se procurer du miel dans un hypermarché. Il convient cependant d’être vigilant car, le plus souvent, ce que certains producteurs osent nommer miel n’est en réalité qu’une agrégation de composants médiocres n’ayant qu’un lointain rapport avec la substance revendiquée. Dans une certaine mesure, il en va de même pour ce qui concerne l’Espace qui, de nos jours, figure encore au catalogue de l’ex-Régie, mais dont la cinquième génération présente, hélas, toutes les caractéristiques d’une usurpatrice en bonne et due forme, ayant renoncé à l’ensemble de ses spécificités architecturales pour rejoindre la cohorte déjà très encombrée des crossovers de tout poil.

Plus de trente-cinq hivers après sa première apparition, il convient de se rappeler ce qu’a été l’Espace durant de longues années, associant pour le meilleur le génie créatif de Matra à la virtuosité commerciale de Renault. Ce partenariat, aussi fructueux qu’inattendu en 1984 — tant il était difficile d’imaginer qu’aux côtés des ternes R18 ou R9 contemporaines, la firme de Billancourt pût oser innover dans de telles proportions — a fait long feu ; il a largement contribué à transformer l’image de Renault (l’inoubliable slogan Des voitures à vivre lui doit beaucoup), a créé à lui seul un nouveau segment de marché en Europe et incarne, aujourd’hui encore, une authentique réussite industrielle et commerciale à côté de laquelle les ventes des hauts de gamme Renault d’aujourd’hui (TalismanEspace VKoleos) s’apparentent à une sinistre plaisanterie.

Conçue de l’intérieur vers l’extérieur

Avec le recul du temps, et en comparaison du consternant nivellement de l’offre automobile de 2020, les mérites des quatre premières générations d’Espace apparaissent plus nettement aux yeux de l’historien comme de l’amateur. En partant d’un concept nord-américain, celui du van, l’équipe emmenée par Philippe Guédon avait développé la convivialité qu’il recelait jusqu’à une forme de paroxysme, en associant à un format strictement monocorps une intelligence conceptuelle sans équivalent et en prenant, à bien des égards, l’exact contrepied des tendances actuelles. La maximisation des surfaces vitrées répondait aux étroites lucarnes à la mode de nos jours ; la quête obstinée d’un confort et d’une habitabilité équitablement partagés entre tous les passagers s’opposait aux banquettes étroites et inhospitalières ; l’épatante modularité contrastait avec le manque d’imagination affiché en l’espèce par la plupart des SUV d’aujourd’hui. Au lieu d’identifier une tendance avant de s’y inscrire avec servilité, les responsables du projet avaient, bien au contraire, inventé un style de vie, cherchant à transposer dans l’habitacle d’une automobile les vertus structurelles d’un living room domestique. Et ce style de vie avait réussi à conquérir un grand nombre de clients, avant d’inciter la concurrence à essayer de rattraper son retard en copiant l’original, sans jamais parvenir à en égaler les prestations. Rappelons qu’il fallut une décennie aux associations PSA/Fiat et VW/Ford pour accoucher de leurs premiers monospaces — dix ans pour développer des produits certes sérieusement conçus et réalisés, mais qui n’apportaient aucune innovation par rapport à l’Espace de première génération !

L’aboutissement d’un concept…

Bien sûr, le monospace Renault n’était pas exempt de défauts, parmi lesquels une position de conduite rappelant encore trop celle d’un utilitaire, une qualité de finition plus proche de celle d’une FSO Polonez que d’une BMW E28 et un vieillissement discutable de certains éléments de carrosserie. Ces carences furent néanmoins corrigées au fil des ans et il n’est pas exagéré d’estimer qu’en 1996, l’avènement de l’Espace III a correspondu à une sorte de pinacle jamais égalé depuis, ni par la firme française elle-même, ni par ses concurrents. Le P52, pour reprendre son nom de code interne chez Matra, reprenait en effet l’ensemble des caractéristiques des deux générations précédentes, tout en apportant un lot d’améliorations décisives. Ainsi, l’agrément de conduite progressait sensiblement grâce à des moteurs plus puissants (allant jusqu’au nouveau V6 PSA/Renault de 194 chevaux introduit en cours de carrière), à des trains de roulement modernisés et à un confort postural en net progrès ; les possibilités d’aménagement ne connaissaient plus guère de limites grâce à l’introduction de la super-fonctionnalité (permettant une quasi-infinité de positions pour les sièges arrière) ; les griefs relatifs à la capacité d’emport en version 7 places étaient pour leur part neutralisés par la création d’une version longue, combinant désormais les avantages d’une habitabilité suffisante pour sept adultes et d’un coffre aux capacités correspondantes.

À ces modifications — qui ramenaient les propositions concurrentes à l’âge de pierre en termes de modularité — s’ajoutaient diverses nouveautés et astuces qui creusaient encore l’écart face aux Peugeot 806 ou Ford Galaxy, sans parler de la malheureuse Opel Sintra ou des bricolages pathétiques du genre Nissan Vanette. Citons pour mémoire la planche de bord à instrumentation centrale et parements de tissu, le bi-chauffage, le nombre et le volume inusités des espaces de rangement, l’ingénieuse télécommande du système audio ou la lunette arrière à ouverture indépendante de celle du hayon. L’Espace était alors parvenu à une incontestable maturité et conservait son avance parce que, sans jamais perdre sa cohérence, son concept de base n’avait pas cessé d’évoluer. La clientèle ne s’y est pas trompée et, avec une moyenne annuelle de plus de 50 000 unités produites, cette troisième génération a atteint un plébiscite qui résonne d’autant plus amèrement quand on analyse la suite des événements.

… et sa dégénérescence

À l’automne de 2002, l’arrivée de l’Espace IV s’accompagna d’une profonde transformation de la stratégie de Renault en haut de gamme, ce dernier devant désormais s’incarner sous la forme d’un triumvirat inédit : l’Espace lui-même, la berline Vel Satis et l’Avantimecoupéspace à la fulgurante et tragique destinée. De surcroît, pour des motifs de rationalisation industrielle, la quatrième génération du monospace au losange fut entièrement développée par Renault, mais aussi désormais construite dans son usine de Sandouville et non plus chez Matra, dans les ateliers historiques de Romorantin. Il n’est pas inutile d’analyser les conséquences de ce choix, qui furent toutes absolument funestes et qui, dans une certaine mesure, continuent d’affecter l’entreprise aujourd’hui.

Tout d’abord, le transfert de la production engendra un fort impact social : les collaborateurs de Matra, qui produisirent jusqu’à 350 véhicules par jour, se virent soudain privés de leur emploi, étant entendu que la rapide déconfiture de l’Avantime ne fut pas en mesure de compenser longtemps la perte de l’Espace. Ensuite, le concept lui-même, pour la première fois dans l’histoire du modèle, n’apportait aucune évolution majeure ni aucune innovation spécifique par rapport à son prédécesseur. Bien sûr, l’arrivée du très plaisant V6 Nissan et les progrès réalisés en termes de qualité perçue constituaient de réels atouts mais, en revanche, la modularité se contentait d’une regrettable stagnation, tandis que les innombrables déboires éprouvés par la clientèle se chargèrent de dégrader l’image de la voiture et celle de son constructeur. Souffrant d’un dramatique manque de mise au point et, par conséquent, d’une fiabilité plus que capricieuse, l’Espace IV s’est par la suite transformé en une sorte d’objet crépusculaire en lequel les dirigeants de Renault ont assez vite cessé de croire, comme en témoignent ses douze années de présence au catalogue. Maintenu sous perfusion dès la fin des années 2000, son histoire tourmentée témoigne de l’agonie d’un segment — celui des monospaces gros porteurs, rongés conjointement par le Scénic et ses rivaux, puis achevés par le tsunami commercial des SUV.

Les clés du naufrage

À ce stade, il est cependant permis de se demander si, comme l’admet l’opinion commune, les SUV ont réellement été les fossoyeurs des monospaces, menant ainsi Renault à l’impasse conceptuelle de l’Espace V, cruellement sanctionné par le marché (5 623 exemplaires vendus en Europe au premier semestre 2019 !). Comme nous l’avons suggéré plus haut, une comparaison attentive et rationnelle entre les deux catégories s’avère dévastatrice pour les crossovers, inutilement surélevés par rapport à leurs conditions réelles d’usage, offrant une visibilité parcimonieuse et fertile en angles morts, souvent affublés de roues ridiculement grandes et ne proposant qu’une modularité pas plus évoluée que celle d’une Twingo 1. Et pourtant, ce sont eux qui dominent le marché. Ils ont eu la peau des grands monospaces et s’apprêtent à liquider ce qu’il reste de monospaces compacts (en 2019, Renault a vendu davantage de Kadjar que de Scénic). On peut bien sûr considérer que la clientèle a toujours le dernier mot et que si elle choisit de privilégier l’apparence au détriment de l’essence, les constructeurs n’ont plus qu’à obtempérer. Mais les choses sont-elles si simples ? Ne peut-on envisager l’hypothèse que les monospaces sont surtout morts à force de ne plus se réinventer ? La dernière véritable innovation du segment a été le calamiteux système Flex7 de l’Opel Zafira, souvent considéré comme une idée géniale mais qui, à l’usage, ne peut satisfaire que des fakirs habitués au confort très relatif de leur planche à clous : on ne peut tout avoir et, si l’on veut absolument pouvoir escamoter des sièges dans un plancher, il faut les rendre aussi minces que possible, avec des conséquences évidentes pour l’agrément de leurs occupants. Bien entendu, tous les autres constructeurs ont suivi la mode et, vingt ans après, il n’existe plus de précurseur. Toutes les marques ont choisi le chemin de la facilité et Renault n’a pas fait exception à la règle, abandonnant ce qui l’avait si brillamment différencié de ses concurrents au lieu de persévérer dans la prise de risque, le défrichage et l’exploration de pistes nouvelles.

Le bonheur, c’est simple comme un youngtimer

Il n’en demeure pas moins qu’à l’heure actuelle, un Espace III bien préservé (et en version essence, naturellement) constitue sans aucun doute un choix plus pertinent que son très conformiste successeur dont l’identité, à force d’hésiter entre celles d’un grand break, d’un SUV et d’un monospace, a fini par se diluer dans l’indifférence générale, rappelant d’ailleurs le sort de la Mercedes Classe R — autre salmigondis aux introuvables mérites. Sous-motorisé, mal fini, inutilement clinquant en haut de gamme, l’Espace V a largement mérité son échec. Pour une fraction de son prix de vente, un Grand Espace V6, en finition Initiale, se trouve aujourd’hui encore en mesure d’offrir des prestations sensiblement plus convaincantes. Les compétences de son châssis ont bien vieilli, sa polyvalence d’usage ne connaît guère d’équivalent et il y a un six-cylindres sous son capot, ce que plus aucune voiture française n’ose offrir. À notre humble avis, cela mérite réflexion : il est grand temps de préserver les plus beaux exemplaires d’une auto qui a su rendre heureux la plupart de ses utilisateurs !

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