Porsche 930 : éloge de la rusticité
« La combinaison d’un tel niveau de puissance et d’un châssis conçu, dans ses principes de base, à la fin des années 1950, exige beaucoup du conducteur de la Turbo dès lors que celui-ci s’avise d’exploiter pleinement les ressources de sa voiture ailleurs qu’en ligne droite »
L’année prochaine, la toute première 911 Turbo fêtera ses cinquante ans — et nul doute que Porsche commémorera cet anniversaire avec la virtuosité qu’on lui connaît. À l’heure actuelle, la série 992 ne comporte pratiquement plus que des moteurs suralimentés mais, à la vérité, leur typage n’a pas grand-chose à voir avec celui du bloc qui, de 1974 à 1989, anima le Typ 930, avant d’achever sa carrière sous le capot des premières 964 Turbo. Il y a un demi-siècle, cette technique devenue banale aujourd’hui ne concernait qu’un très petit nombre d’automobiles de route, en général vouées à une diffusion restreinte, voire confidentielle. En lançant celle que tout le monde nomma très vite simplement « Porsche Turbo », la firme de Zuffenhausen faisait d’une pierre trois coups : elle donnait une succession opportune à la mythique 2.7 Carrera RS tout en célébrant l’arrivée de la 911 série G, dont la longévité demeure inégalée à ce jour, et en donnant à Porsche une sérieuse longueur d’avance dans la maîtrise d’un accessoire qui, depuis lors, n’a pour ainsi dire plus jamais quitté la 911 !
Stuttgart vs Maranello
Après la présentation d’un prototype au même endroit l’année précédente, c’est au Salon de Paris de 1974 que la 930 fut officiellement dévoilée sous sa forme quasi-définitive, accompagnée d’un panonceau présentant la « Porsche Turbo, une luxueuse grand tourisme utilisable tous les jours, synthèse des techniques de pointe et de 25 ans de succès ». Chacun aura noté l’allusion à peine voilée à certaines firmes italiennes de prestige, qui proposaient alors des machines certes fantasmatiques mais dont la polyvalence n’était pas la première des qualités. C’est qu’avec les 260 ch tirés de son flat-six de 2993 cm3, la nouvelle Porsche allait pouvoir engager directement la conversation avec une certaine Ferrari 308 GTB, dont la commercialisation devait commencer quelques mois seulement après celle de la 930. Après les premiers comparatifs ayant opposé feue la Dino 246 GT à la 911 S 2,4 litres au début des années 1970, la menace se précisait pour Maranello ; l’époque où les V12 Ferrari évoluaient dans un univers inaccessible aux modestes flat-four des 356 était bel et bien révolue et Stuttgart entendait désormais revendiquer la place qui lui revenait au firmament des constructeurs de voitures de sport… et de grand tourisme, ainsi que son discours commercial le proclamait sans ambages.
Fille de la course
Certains constructeurs prétendent parfois de façon abusive que leurs modèles sont « issus de la compétition ». Rien de tel avec la 930, dont le projet initial consistait bel et bien, à l’instar de ce que l’on avait pu observer en 1973 avec la Carrera RS, à développer la version routière d’une machine de compétition, aux fins d’homologation d’icelle. L’abandon de la Turbo de course n’aura toutefois pas concerné la voiture de route, dont la carrière commerciale débute réellement au printemps de 1975. Immédiatement identifiable comme une 911, l’auto n’en arbore pas moins des spécificités esthétiques qui interpellent l’amateur — et même le béotien, identiquement intimidés par la physionomie de la nouvelle Porsche sommitale, à côté de laquelle la 2,7 litres de base semble tout à coup presque fluette. Après l’éphémère « queue de canard » de feue la RS, il faut dire que la firme allemande a choisi d’équiper sa Turbo d’un aileron monumental qui va, de longues années durant, caractériser à lui seul le typage de l’engin. Très souvent imité (on verra même de malheureuses Coccinelle pathétiquement défigurées par la greffe d’un appendice similaire), l’aileron de la 930 n’est pas destiné à satisfaire l’ego des frimeurs ; il joue un rôle essentiel dans le comportement routier de la voiture à très grande vitesse et abritera un échangeur air/air à partir de l’automne 1977.
GT ou super sportive ?
Allant de pair avec des ailes arrière généreusement élargies (de 70 mm au total par rapport à la carrosserie « étroite »), l’aileron transforme la silhouette de la 911 et symbolise avec véhémence la progression très sensible des performances de l’auto. Dès l’abord, ses 246 km/h en pointe et, plus encore peut-être, les 5,5 secondes demandées pour parcourir le 0 à 100 km/h ratifient l’appartenance de la Turbo à l’univers très sélectif des GT de noble lignée (ce sur quoi, on l’a vu, insiste la communication du constructeur) sans pour autant délaisser les joies du pilotage. Car les premiers essais du modèle ne laissent planer aucune ambiguïté quant à la sauvagerie de ses réactions ; en 1975, on est encore très loin des civilités dont font preuve les turbos actuels, avant tout soucieux de délivrer une courbe de couple aussi plate que possible. Au volant de la Turbo, l’effet on/off (que l’image française bien connue du coup pied au cul traduit probablement de façon plus expressive) est extrêmement perceptible, même si l’adaptation de la suralimentation au flat six maison a été, comme on s’en doute, menée avec beaucoup de soin…
Garantie sans filtre
À une époque où l’ABS et la direction assistée sont encore loin d’intégrer la fiche technique de la 911, la combinaison d’un tel niveau de puissance et d’un châssis conçu, dans ses principes de base, à la fin des années 1950, exige beaucoup du conducteur de la Turbo dès lors que celui-ci s’avise d’exploiter pleinement les ressources de sa voiture ailleurs qu’en ligne droite — le modèle hante d’ailleurs sans vergogne la file de gauche des autoroutes, en un temps où les radars automatiques n’existent pas et où, en France, les gendarmes en sont encore à l’inénarrable Traffipax… De surcroît, à partir du millésime 1978 le réalésage du flat six à 3299 cm3 et l’accroissement conjoint de la puissance, qui atteint désormais la frontière magique des 300 ch, renforcent encore la mythologie de la Turbo, insensible aux modes comme à la concurrence interne d’une certaine 928 S, dont la puissance est — est-ce un hasard ? — exactement similaire. À cette altitude, et en dépit de son « modeste » six-cylindres, la 911 suralimentée se rapproche des Ferrari BB 512 (360 ch) ou des Lamborghini Countach (375 ch) aussi bien en termes de performances que de tarif, et la presse spécialisée n’est d’ailleurs pas avare de comparatifs entre ces trois « monstres sacrés », pour reprendre le titre du célèbre ouvrage publié en 1984 chez EPA par José Rosinski, avec les images du talentueux Alberto Martinez, dont une très hiératique 930 photographiée de face en couverture…
Autres temps, autres mœurs
Indéniablement, la Turbo aura beaucoup fait pour le prestige de Porsche. Son allure archétypale, son refus des sophistications superflues — elle ne recevra par exemple une boîte à cinq rapports que pour son dernier millésime ! —, ses performances d’anthologie, ses 260 km/h réels en version 3,3 litres et le maintien, contre vents et marées, d’une architecture considérée comme obsolète par le professeur Fuhrmann (qui, paradoxalement, développa le moteur de la 930 avant de prendre la direction de la firme et de s’efforcer, en vain, de tuer la 911), tout cela a amplement concouru à établir la légende de la plus célèbre des Porsche. À tel point que, de nos jours, le terme « Turbo » ne désigne plus une spécificité mécanique mais plutôt le positionnement du modèle dans la hiérarchie, l’appellation ayant même été reprise pour la berline électrique Taycan… Pionnière des moteurs turbocompressés en Europe aux côtés de Saab ou BMW, Porsche n’a cessé, depuis lors, de perfectionner « la » Turbo qui, depuis déjà longtemps, a oublié la brutalité de ses débuts pour se muer en un luxueux coupé à quatre roues motrices et dont les équipements ne dépareraient pas dans une Mercedes Classe S. Cela ne retire rien à la fascination qu’exerce à tout jamais la 930, exigeante et bestiale, étroitement connectée au bitume, à vos mains et à vos pieds, sans autre recours que vos talents de conducteur. Oserez-vous vous y frotter ?
Texte : Nicolas Fourny