Porsche 911 Carrera 3.0 : le temps d’un soupir
Carrera ! Ce substantif, emprunté à l’espagnol, signifie course et, si Porsche ne s’en était pas emparé, dès 1955, pour désigner les variantes les mieux motorisées de sa 356, son usage se serait certainement cantonné aux pays hispanophones. Au lieu de quoi, popularisé par la firme de Stuttgart, il a endossé une signification et un prestige qui continuent de résonner aujourd’hui dans le cœur des amateurs, quel que soit leur idiome. En particulier, ce terme a joué un rôle essentiel dans la longue histoire de la 911 et, naturellement, chacun songe immédiatement à la RS de 1973, sa radicalité, sa mythologie, son aileron en queue de canard, son dévouement à la course — comme son nom l’indique. Cependant, depuis la fenêtre lointaine par laquelle nous contemplons la légende, nous sommes si facilement éblouis par les plus célébrées de ses péripéties que nous en oublions de scruter la pénombre dans laquelle, tels des gisants immémorés, patientent en silence des modèles méconnus du plus grand nombre. C’est le cas de la très transitoire Carrera 3 litres qui, après avoir si peu vécu il y a quatre décennies, souffre encore aujourd’hui de sa condition d’héritière supplétive.
Une 911 peut en cacher plusieurs autres
« À distance convenable on ne distingue pas une étoile d’une lampe électrique », a écrit Paul Guimard. Le passé est une longue noyade dans laquelle la mémoire répugne parfois à se risquer. On en reste alors aux signaux les plus probables, aux notabilités inscrites à tout jamais dans les encyclopédies, aux stars des ventes aux enchères, aux investissements sûrs, quitte à laisser, sur le bord du chemin, des modèles moins flamboyants, moins désirés — mais est-ce le flamboiement qui suscite le désir, ou bien l’inverse ? La vie est injuste, l’amour aussi et, si vous en doutez, penchez-vous avec moi sur le destin d’une machine que sa rareté n’a pas suffi à transformer en chef-d’œuvre. Construite durant seulement deux années, en 1976 et 1977, la Carrera 3.0 a succédé à une 2,7 litres identiquement prénommée et, par rapport à cette dernière, l’essentiel des différences se blottissent sous le capot arrière.
Réalésé à 2994 cm3, le bloc reprenait exactement les cotes de la première Turbo présentée à Paris à l’automne de 1974. Son carter délaissait le magnésium utilisé depuis le millésime 1969 et à propos duquel certaines faiblesses avaient pu être recensées. Relisons Paul Frère, dans l’un des ouvrages de référence qu’il a consacrés au modèle : « Afin d’éviter toute défaillance par fatigue du métal, le moteur Carrera 3 litres (930/02 en version normale et 930/12 en version Sportomatic à trois vitesses) possède un carter en aluminium coulé sous pression ». L’analyse de la fiche technique divulgue un typage nettement différencié de celui des 911 2,7 litres. Si la puissance avait reculé de dix chevaux, le couple de 26 mkg demeurait identique — à ceci près qu’il était désormais obtenu à 4200 tours/minute au lieu de 5100 tours.
L’adieu aux chromes
À cette aune, dans la démarche de Porsche concernant la Carrera 3.0, l’on décèle aisément la quête d’une souplesse et, par conséquent, d’une polyvalence d’usage accrues par rapport aux Carrera 2.7 (RS ou non). Dans leur livre La réussite Porsche (éditions E.P.A.), Jürgen Barth et Lother Boschen rapportent des chiffres significatifs : « S’il fallait encore 34,2 sec. à la Carrera RS 2.7 pour accélérer de 40 km/h en prise directe, la Carrera 3.0 y parvient en 30,9 secondes. Les 200 ch sont atteints à 6000 tours/minute ; les données concernant l’accélération et la vitesse de pointe sont, en revanche, très proches dans les deux cas. » Dans cette gamme nouvellement structurée, il convenait également de ménager suffisamment d’espace à la Turbo, qui délivrait alors 260 chevaux et à qui il incombait dorénavant d’incarner la 911 sommitale.
De l’extérieur, avec ses ailes élargies autorisant le montage de pneumatiques de taille respectable et la suppression de l’ensemble des chromes encore présents sur sa devancière — entourages des vitres et cerclages des phares —, la « trois litres » ressemble comme deux gouttes d’eau à la future SC qui va la supplanter au début de l’été 1977. Avec elle, la série G entre définitivement dans la modernité et sa défroque se débarrasse de ses derniers aspects vintage. Paradoxalement, nous avons tous en tête les cotes stratosphériques qu’atteignent désormais les 911 Classic ; il est piquant de remarquer qu’un look qui était considéré comme gentiment ringard il y a quarante ans fait désormais l’objet d’un culte difficilement satiable : bon nombre des modèles d’avant 1974 ont subi les affres d’une modernisation aussi facile que consternante — les autos ainsi modifiées hantaient les petites annonces des magazines spécialisés au début de la décennie 80 — alors que, de nos jours, une société comme Singer procède de façon exactement inverse…
Elle pensait à vous depuis le début
La Carrera 3.0 n’est pas la plus répandue de son espèce : selon les sources, de 3687 à 3691 exemplaires auraient quitté l’usine de Zuffenhausen ; en comparaison, les SC et Carrera 3.2 s’apparentent presque à des modèles courants et sont indéniablement plus faciles à trouver. Nous sommes donc en présence d’un modèle à la fois rare et désirable, avec un rapport poids/puissance très favorable (la voiture ne pèse que 1120 kilos) et un plaisir de conduite renforcé par la disponibilité du flat-six. L’auto n’a donc pas besoin d’être cravachée pour donner le meilleur d’elle-même et est déjà moderne à certains égards, avec son injection Bosch K-Jetronic, sa boîte 5 rapports optionnelle et des équipements de confort certes devenus banals — rétroviseur électrique et chauffant, lève-vitres électriques — mais qui, dans le contexte Porsche de l’époque, constituaient de petits îlots de luxe dans un univers encore austère et qui allait souffrir encore longtemps d’archaïsmes conceptuels, que l’on pense à l’inefficacité proverbiale des projecteurs ou à celle du dispositif de chauffage.
Mais qu’importe ces scories joliment datées, lorsqu’on aime ? Quand vous la contemplez de l’extérieur, vous ne pouvez qu’être ému par le design de ses jantes ATS (ou Fuchs en option), la simplicité bonhomme de sa physionomie, son nuancier encore très ancré dans les éclaboussures chromatiques des seventies — je vous recommande par exemple le vert dit Daphnegruen — et, surtout, sa gracilité. Si vous connaissez déjà les 911 de ce temps-là, vous vous y pelotonnerez comme on retrouve une vieille amie ; si tel n’est pas le cas, je vous promets de très bouleversantes découvertes avec, par surcroît, la béatitude plus ou moins occulte de conduire l’un des avatars les moins fréquents de la sportive la plus incontournable de l’histoire !