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Matra Bagheera U8 M560 : il en faut peu pour être heureux

Par Jean-Jacques Lucas - 10/08/2022

C’est le leitmotiv universel de Baloo. Il l’entonne pour Mowgli à la fin du film Le Livre de la jungle avec Bagheera en veilleuse attentionnée. En France, la panthère noire docte a été métamorphosée en auto colorée. Matra avait imaginé un modèle voulu plus félin encore que sa panthère, avec un gros moteur français, ce qui n’existait plus depuis au moins vingt ans, avec beaucoup de cylindres, deux fois plus que l’auto nationale courante. Il s’en est fallu de peu pour être heureux comme un amateur d’automobile devant un moteur original, fonctionnel et puissant selon les canons de son époque. La Matra Simca Bagheera U8 n’a jamais rejoint la jungle automobile des Mangusta (espèce féliforme) et Pantera de chez De Tomaso, des Jaguar (évidemment) ou les taureaux furieux de Modène, comme l’Urraco. Près de 50 ans plus tard, on rêve tout haut en se disant qu’il s’en est fallu de peu pour ce petit bonheur automobile.

Un petit tour et puis s’en va

Au début des années 70, l’automobile était peu célébrée à la télévision (deux chaînes jusqu’en 1972) et l’évocation d’une nouvelle voiture constituait une curiosité. C’était avant le magazine hebdomadaire du samedi sur TF1, AutoMoto, créé par Jacques Bonnecarrère avec ses figures historiques que furent Jean-Pierre Chapel ou Jean-Louis Moncet. Auparavant, en dehors des émissions dédiées au Salon de l’Auto ou aux 24 Heures du Mans, seul le journal télévisé rendait compte de l’actualité automobile. Il me reste un vague souvenir du journaliste qui, à l’issue du JT de la mi-journée, présenta à peu près en ces termes une curieuse voiture : « Écoutez le bruit de ce moteur, vous ne l’entendrez plus ». Et de voir et entendre, en effet, une Bagheera presque comme les autres. En tout cas, on était prévenu, c’était la seule, et elle retournerait dans le stock du bureau d’études du constructeur. Tout de même, une Matra-Simca exhibée au Mans en juin 1973, une Bagheera dont la version commerciale de base a été présentée le 14 avril pour des livraisons annoncées en juillet, mais dotée d’un moteur hors-normes en France, c’était un événement en soi.

Le choc pétrolier n’avait pas encore inhibé la chose automobile. Mais on se souvenait des effets, 17 années plus tôt, de la crise de Suez. La crise de la société industrielle était engagée depuis une demi-décennie. Le flottement du dollar depuis le 15 août 1971, la décision de l’OPEP du 16 octobre 1973, conjointe à la guerre du Kippour (du 6 au 24 octobre 1973), stérilisaient le désir d’automobile, déjà signalée pour ses nuisances et sa dangerosité. L’avenir de la planète était l’affaire des experts du Club de Rome et du rapport Meadow de 1972. Alors gagner trois fois Le Mans, présenter une auto à huit cylindres de bon appétit, n’était guère « politiquement correct » comme on dit aujourd’hui. Plus simplement, une auto de ce genre deviendrait peut-être invendable, hors-sol. Alors, on l’a vue, on l’a entendue, on l’a guettée comme le dahu et on ne l’a plus jamais revue, sauf au Musée Matra de Romorantin, puisque de Matra, c’est tout ce qu’il reste désormais d’accessible au public.

Matra Bagheera U8 M560 vue de face

Affaire de lignage 

La Matra M 560 (les prototypes de compétition sont en « 6 » de la 620 à la 680) s’inscrit dans une série de 530 amplifiées. La 530, au V4 de Ford Taunus 17 M, fit l’objet de projets d’agrandissement. En 1969, un prototype équipé d’un V6 2,3 litres Ford 26 M fut préparé par Weslake. Il aurait dû être mis à l’épreuve au Critérium des Cévennes aux mains d’Henri Pescarolo. Mais, le sérieux accident qu’il subit en essayant la Matra 640 envolée sur les Hunaudières, le 16 avril 1969, contribua à arrêter le prototype. Le châssis de la V6 servit  ensuite pour installer le 4 cylindres de la nouvelle Chrysler 180 (1 810 cm3). La 530 devenue 540 aurait troqué son V4 Ford contre un L4 Chrysler et ses coûteuses contraintes techniques. Son abandon permettait le déploiement du projet 550 autour du 4 cylindres 1 294 cm3 de la Simca 1100 TI sortie en juillet 1973, autrement dit la Bagheera. Cette fois-ci, on n’attendait pas non plus pour explorer d’autres voies et le projet 560 fut parfaitement contemporain de la 550. Matra était née pour la compétition et la fabrication d’autos civiles était un avatar.

En juillet 1973, Henri Pescarolo, associé à Gérard Larrousse, gagnait au Mans pour la deuxième fois, sur MS 670B et ils renouvelleraient le triomphe en 1974 sur 670C. Pescarolo et Graham Hill avaient ouvert cette triade en 1972 sur la MS 670, tandis que Jackie Stewart remportait le championnat du monde de Formule 1, en 1969, sur la MS 80 au moteur Ford Cosworth V8, dessinée par Gérard Ducarouge et Bernard Boyer. Par conséquent, une Matra civile et sportive était légitime puisque l’administration de la preuve venait de la course. Mais, le si célébré V12 3 litres de Georges Martin, affecté aux 650 et suivantes, ne descendit jamais, même adapté, sur un châssis de voiture commercialisable. Une valeur de 150 ch/litre à 10 500 tours/min. ne devait pas être aisée à rendre convenable dans la circulation et adaptable à une auto vendue, même dans le commerce restreint de l’automobile sportive exclusive.


Moteur de la Simca Matra U8

Le bitza de la U8 a tourné rond 

La M550/Bagheera ne déméritait pas du tout avec son 4 cylindres 1,3 litre. En effet, il était installé, comme dans une Miura, en position centrale et transversale arrière, mais il lui manquait une version de haut niveau. Le V12 Matra par trop hors-sujet pour un tel usage, l’impossibilité vraisemblable de concevoir un nouveau moteur puissant pour une voiture de sport commercialisée, les ingénieurs du bureau d’études conduits par Philippe Guédon et Georges Pinardaud, adoptèrent une solution de Géo Trouvetou en associant deux moteurs Simca. La tentative infructueuse de 530 V6 et de 540 ne restait pas en suspens.

Les descriptions savantes expliquent qu’il s’agit d’un côté du moteur de la 1100 TI et de l’autre de celui de la Rallye 2 aux cylindrées et caractéristiques identiques, à ceci près qu’ils ne tournent pas dans le même sens. Alors, sans schéma, ces deux moteurs posés l’un à côté de l’autre, en fait associés à 80° sont reliés entre eux par des chaînes Tornado, donc à maillons. Ce système simplifié a remplacé une liaison à engrenages complexes et fragiles. Entre les deux L4, un arbre central accomplit la mise en cohésion des mouvements. Le vilebrequin du moteur de gauche est relié par l’avant à l’arbre central et par l’arrière au vilebrequin du moteur de droite. Celui-ci porte la transmission, chargé du volant-moteur, de l’embrayage et de la boîte de vitesses.

Bref, ce U8 est un vrai Golgotha mécanique avec ses trois arbres reliés par des chaînes. La cylindrée atteint évidemment 2 588 cm3, soit les deux 4 cylindres de 1 294 cm3, de la 1100 TI et de la Rallye 2, ou tout simplement de la Bagheera initiale. Chaque bloc est alimenté par deux carburateurs double-corps Weber et les moteurs à soupapes en tête ne comptent chacun que leur arbre à cames latéral. Le tout aurait développé 168 ch DIN à 6 200 tr/min. et on lit, selon les sources, une évocation de 183 ch à 6 600 tr/min. Le dispositif est complexe par le système de liaison des moteurs, mais ceux-ci restent simples pour un moteur sportif sans « arbre à cames au-dessus » pour reprendre l’expression d’Ettore Bugatti, rapportée dans L’Épopée Bugatti (1966). Cet assemblage n’est pas sans rappeler la bi-motorisation de la 2CV Sahara, inventée par Maurice Bonafous. Mais chaque moteur était indépendant et la synchronisation des boîtes exigée.

Simca Matra vue de trois quarts avant

Le prototype paraissait suffisamment avancé pour éviter la peine capitale

La Bagheera avait dû être étirée pour y loger le bitza mécanique, l’empattement passant de 237 cm à 260 cm, par l’allongement en avant des roues arrière motrices. Comparaison n’est pas raison, la Ferrari 288 GTO de 1984, dessinée par Pininfarina, fut traitée de la sorte, gagnant 11 cm pour les mêmes raisons techniques. L’allongement de la Matra est compensé par un leurre digne du tuning le moins inspiré, mimant des écopes de refroidissement rendues aveugles. Il ne s’agissait pas de dessiner une autre auto, mais d’habiller un châssis tubulaire porteur de vrai-faux moteur en U. La U8 cotait un peu plus large que la Bagheera. Elle était longue de 414 cm contre 397 cm à la version initiale, ne lui prenait qu’1 cm en largeur. Ses roues plus grandes et sa suspension l’élevaient à 118 cm contre 107 cm. En revanche, elle voyait son poids augmenté de 20 %, atteignant plus de 1 200 kg.

De cette aventure Matra, il reste l’anecdote de la vitesse de 236 km/h atteinte à Mortefontaine et des 28 litres aux cent kilomètres qui auraient scellé son avenir. Or, la U 8 était un prototype, sans une démarche de recherche et développement poussée dans ses retranchements comme aujourd’hui. Avec un budget plus important, cette question aurait bien pu être circonscrite. Á la même époque, le birotor Wankel de 995 cm3 équipant la GS Birotor devait osciller entre 12 et 20 litres d’appétit pétrolier.


Un exercice d’ingénieurs à l’altitude des grandes marques sportives

La M560 était une auto avenante, posée sur des jantes Cromodora. Son rapport cylindrée-puissance était pertinent. Dans la production d’alors, elle aurait pu affronter l’Alfa Romeo Montreal au V8 longitudinal avant de 2 593 cm3, soit 5 petits centimètres cubes de plus que le  moteur de la U8, et fort de 200 ch (couple de 235 Nm, contre 220 à la U8). Le V8 3 litres (2 997 cm3) de la Triumph Stag, plus placide, sortait 147 ch. La presse de l’époque, découvrant cette auto à l’ouverture des 24 Heures du Mans 1973, et espérant une production pour l’automne sinon l’année suivante, osait même la comparaison avec Porsche. Il est vrai que le 2,2 litres de la 911 S (1966) valait 160 ch, devenus 180 en 1969 et le 2,4 litres, 190 ch. Encore faudrait-il établir la comparaison avec les données raisonnables habituelles, ne serait-ce que le rapport de la puissance au poids.

Simca Matra vue de trois quarts arrière

Les ingénieurs Pinardaud et Guédon avaient rapidement visé juste et la crise pétrolière paraît un argument souvent convoqué à la hâte. La U8 se montre une preuve de savoir-faire suffisante pour soutenir le lancement de la Bagheera de base et reste remisée au rayon des regrets hypothétiques. Au demeurant les deux chocs pétroliers n’ont pas anéanti Porsche par exemple. La 911 Turbo, dont un projet est présenté au salon de Paris 1973, paraissait en 1975, la 924 sortait en 1976 et la 928 en 1977. Par ailleurs, au salon de Turin de 1974, Lamborghini présentait l’Urraco P200 au V8 2 litres (1 994 cm3) de 180 ch, accompagnant la P250 au V8 2,5 litres (2 463 cm3) de 217 ch, produite de 1973 à 1975, tous deux simple arbre.

Le prix évoqué, 65 000 francs de 1973, relève aussi d’une hypothèse puisque la destinée commerciale n’avait pas été déployée en totalité. Cela aurait été tout de même bon prix. Á la fin de 1972, une 911 S était annoncée à plus de 69 000 francs au catalogue, un peu plus chère qu’une BMW 3.0 CSI à 63 700 francs. La SM Citroën valait alors 59 350 francs. De fait, le tarif évoqué, si élevé soit-il, n’était pas extravagant, à condition que l’auto fût vraiment au point et fiable. Il ne subsiste de cette U8 que le modèle bleu-gris de pré-série conservé au Musée Matra de Romorantin et un moteur statique. Un prototype, au moteur non caréné, a été détruit dans un incendie et un exemplaire gris a été perdu de vue. Peut-être sa résurrection éventuelle le verra célébré avec ses atours de « sortie de grange » et élevage de poussière à la façon de Marcel Duchamp photographié par Man Ray (1920). Ce genre de diorama automobile grandeur nature est très en vogue cette décennie.


Cabinet de curiosités 

Le Musée Matra recèle une descendance théorique pour la U8. La Renault Espace F1 fonctionnelle, à condition de mettre en œuvre la procédure de démarrage, extravagante auto de parade fabriquée à deux exemplaires en 1994, avait reçu le RS 5 V10 3,5 litres semblable au moteur de la Williams FW 15C, fort de 820 ch. L’exemplaire conservé à Flins est statique. Les deux autos ont été pensées par des constructeurs alors au faîte de la compétition automobile et Matra est leur point commun. En 1973, Matra emportait Le Mans pour la deuxième fois, essayait encore de tenir un rang en Formule 1, en 1993, Prost remportait son quatrième titre de champion du monde et  Renault le championnat du monde des constructeurs avec la Williams-Renault FW 15C. Au début des années 1980, la Murena fut aussi l’objet d’une étude plus puissante avec le moteur 4S donné pour 175,5 ch, semble-t-il abouti et abandonné, tandis que l’on évoque encore une étude, à la fumée des cierges, d’une Murena poussée par le V12 3 litres MS 81 de 510 ch probablement dégonflé à 300 ch

Saura-t-on vraiment un jour qui de Rudyard Kipling ou de Walt Disney a inspiré Matra pour baptiser sa voiture à trois places frontales ? Le recueil de nouvelles Le Livre de la jungle parut en 1894 et le film d’animation américain, The Jungle Book,  fin 1967 aux États-Unis et fin 1968 en France. Au fait, en 1896, le couple de zoologistes Peckham et Peckham identifiait une araignée sauteuse herbivore verte, en la nommant Bagheera kiplingi, en anglais dans le texte une « Spider » vert métallique. De là à faire un pas chez les coléoptères de la même couleur, les carabes, on aperçoit de quelle jungle automobile il s’agit, en 1968, pour habiller un serpent milanais à tête de dragon nommé Biscione. Si Matra était encore un constructeur automobile, il saurait comment nommer ses SUV, Baloo ou Colonel Hathi ou un spider Kaa et peut-être Mowgli.

Texte : Jean-Jacques Lucas

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