La nouvelle est tombée ce 13 mars 2024 et a assombri le cœur de tous les amateurs d’automobiles : Marcello Gandini, l’un des designers les plus importants du XXe siècle, a quitté ce monde à l’âge de 85 ans. C’est peu dire que cet homme, à l’instar de Giorgetto Giugiaro, de Franco Scaglione, de Paolo Martin, d’Aldo Brovarone ou de Leonardo Fioravanti, a marqué d’une empreinte décisive non seulement l’histoire de la carrosserie italienne mais, bien au-delà de la péninsule, le style automobile européen tout entier, du mitan des sixties jusqu’aux années 2000. Réfractaire à tout snobisme, Gandini avait compris que son travail ne pouvait se circonscrire aux concept-cars et aux GT de prestige et c’est la raison pour laquelle on peut retrouver sa griffe aussi bien sur une Lamborghini Espada que sur une Renault Supercinq. Au vrai, il faudrait un volume entier pour retracer dans le détail la carrière de celui dont le génie créatif ne s’embarrassait d’aucune frontière intellectuelle ni du moindre sectarisme ; nous tâcherons cependant de lui rendre hommage au travers de ces quelques lignes…
De la BX à la Countach
« La terre ne reprend que cette chair mortelle, mais non la poésie », écrivait Aragon. Si les artistes ne sont pas éternels, leur œuvre peut leur survivre à condition qu’elle contienne une part de leur âme et que celle-ci soit suffisamment flamboyante pour narguer la mort et la reléguer au rang de péripétie. Tel est indéniablement le cas de Marcello Gandini, né à Turin en 1938 – la même année que Giugiaro… – et disparu après avoir créé une longue série d’automobiles, de véhicules utilitaires et de camions dont certains ont révolutionné le design de leur temps et influencé, de façon très significative, le travail de ses cadets. Gandini a sans cesse exploré des voies nouvelles, a réfuté le conformisme, brisé les codes de l’élégance classique pour aboutir à des formes souvent provocantes, presque toujours clivantes – les philistins qui, en un panurgisme consternant, ont longtemps et bêtement méprisé la populaire Citroën BX savaient-ils de quel imaginaire elle était issue ? Il est vrai que, dans un tout autre registre, la Countach non plus n’avait rien de consensuel…
L’âme de Bertone
Gandini a débuté en 1965 chez Bertone, prenant la succession de Giorgetto Giugiaro, qui ne souhaitait pas partager ses responsabilités avec un autre styliste et qui venait de quitter le carrossier afin de fonder Italdesign. À l’époque, Bertone et Pininfarina sont incontestablement les deux studios les plus importants au monde et se livrent à une compétition qui, de part et d’autre, va donner naissance à un certain nombre de chefs-d’œuvre – prototypes et voitures de production –, symptômes d’une inlassable émulation et d’un dialogue esthétique qui ne s’épuisera qu’après le départ de Gandini, en 1979, lorsqu’il souhaitera, lui aussi, créer sa propre structure. Dès 1966, c’est le choc absolu de la Miura, dont le moteur central autorise des proportions inouïes pour une automobile de route et inclut des innovations qui vont faire école – mais pas chez Ferrari dans l’immédiat, dont la 365 GTB/4 Daytona à moteur avant, présentée deux ans plus tard, constitue une réponse à la Lamborghini en forme de manifeste célébrant la tradition. Maranello finira toutefois par céder à la modernité en venant au moteur central avec la Berlinetta Boxer contemporaine de la Countach, dont la radicalité installera pour longtemps certains gimmicks du maître, comme le dessin typique des passages de roues arrière, qui se retrouvera dans bon nombre de ses créations ultérieures.
Les stars et les autres
L’antagonisme sans fin qui oppose Lamborghini à Ferrari – et qui dure encore aujourd’hui – ne date certes pas d’hier et n’a cessé de s’amplifier tout au long des années 70 et 80, tandis que Gandini, toujours pour le compte de Bertone, multipliait les concept-cars et les collaborations ponctuelles en démontrant à chaque fois qu’il n’était pas un suiveur, mais un inventeur défrichant son propre chemin sans se soucier des conventions. Il en fut ainsi de l’extraordinaire Alfa Romeo Carabo de 1968, établie sur une base de 33 Stradale, de la méconnue Maserati Quattroporte II, du prototype BMW Garmisch de 1972 – et qui a fait l’objet d’une recréation fidèle, avec la collaboration de Gandini, en 2019 –, du mobilier de bord de la Renault 25, avec son tableau de bord si controversé, de la Fiat X1/9 ou de la Dino 308 GT4, seule Ferrari de route signée Bertone. Et puis, bien sûr, il y a la Stratos, dont Gandini confia à Serge Bellu, dans le cadre d’un reportage pour la revue Automobiles Classiques en 1987, qu’elle était la seule de ses voitures qu’il aurait souhaité conserver car, dit-il, « mes rapports affectifs avec elle ne sont pas épuisés ». Bellu précise : « Elle est la plus sportive de toutes, la plus violente, la plus désirable. Gandini en fut le concepteur solitaire, dessinant sa carrosserie et son châssis l’espace d’un été. »
Une mémoire vivante
Le styliste – qui n’aimait pas le terme de design appliqué à l’automobile – entretenait ainsi des liens quasiment charnels avec ses créations et, tout comme Yves Saint Laurent dans le domaine de la haute couture, ne se considérait pas comme un artiste. « Une automobile doit plaire, et cette seule compromission lui interdit l’accès au rang d’œuvre d’art », affirmait-il. Bien entendu, une telle assertion, même émanant de Gandini, ne clôt pas le débat mais elle en dit long quant à la modestie d’un homme cultivant la discrétion et qui répugnait même à poser aux côtés des autos qu’il avait créées – et qu’il fréquentait pourtant volontiers au quotidien. Lors de sa visite dans la demeure de Gandini, Serge Bellu nota ainsi que le maître roulait en BX, une voiture dont les prémices se retrouvent non seulement sur le concept-car Volvo Tundra de 1979 mais aussi sur la Jaguar Ascot de 1977 ou la Ferrari Rainbow de 1976. De la sorte, certains des préceptes de Gandini apparaissent comme un fil rouge qui a longuement guidé sa création et dont les férus de design – pardon… – traquent les multiples indices avec avidité. À l’heure de sa disparition, chacun pourra détailler, dans le secret de ses souvenirs personnels ou le confort de sa bibliothèque, l’héritage considérable qu’il nous a laissés et qui a transcendé la césure séparant ordinairement le rêve de la réalité. Ce n’est pas là le moindre de ses mérites…
Texte : Nicolas Fourny