« La vitesse, c’est dépassé », proclamait un slogan inepte dans les années 1980. Pourtant, les stipendiés de la sécurité routière pouvaient dormir tranquilles : il y a quarante ans – voire même un peu plus –, les radars n’en étaient encore qu’à leurs balbutiements mais certains constructeurs proposaient encore des familiales dont la modestie des aptitudes routières laisse songeur, même avec le recul du temps. La Mercedes-Benz 200 D (série 123) incarne sans doute le climax de cette catégorie, avec des accélérations dignes d’une Citroën Ami 8 associées à des tarifs stratosphériques qui lui conféraient le plus épouvantable rapport prix/performances de son temps. Pourtant, même s’il a souvent été décrit comme une sorte de cheval de trait dur au mal, aussi solide que dénué de séduction, au vrai l’objet recèle un charme indéfinissable qui ne fait que se renforcer au fil des kilomètres. À son volant, on découvre une autre approche de l’automobile, qu’elle soit de collection ou d’usage : aux contraintes de la lenteur succèdent très vite les plaisirs de la flânerie avec, de surcroît, la certitude de pouvoir aller jusqu’au bout du monde…
Le Diesel et les poseurs
Le sectarisme fait partout des ravages, et le petit monde de l’automobile de collection n’y échappe pas plus que les autres. Certains snobs s’attachent donc à vilipender les moteurs Diesel et déversent en vain et à la moindre occasion leurs humeurs bilieuses sur un type de motorisation qui, soi-disant, manquerait de « noblesse » – comme si la noblesse mécanique n’était corrélée qu’aux performances ! Au demeurant, on peut aussi renvoyer les cuistres au palmarès obtenu au Mans, depuis 2006, par des écuries comme Audi ou Peugeot avec des moteurs de ce type… Même pour ce qui concerne les voitures de route, il y a bien des années déjà que, la suralimentation aidant, le Diesel n’est plus un synonyme de mollesse rédhibitoire. Toutefois, on n’en était évidemment pas là au début de 1976, quand débuta la commercialisation de la Mercedes 200 D qui nous intéresse aujourd’hui. Ce n’était d’ailleurs pas le premier modèle de la firme à l’étoile ainsi dénommé : la toute première 200 D a été présentée dès 1965 ; il s’agissait alors de la série W110, également connue sous le surnom de Heckflosse ; mais la W123 Diesel a, plus encore que ses devancières, marqué les esprits par une robustesse exceptionnelle, à tel point que, près de cinquante ans après son apparition, nombreux sont les exemplaires de l’engin qui circulent encore de par le monde – et en particulier dans des régions où les routes sont difficiles et les conditions d’utilisation singulièrement éprouvantes. À Beyrouth, Tanger ou Istanbul, il n’est pas rare, à la sortie de l’aéroport, de tomber sur une longue file de taxis dont les propriétaires savent pouvoir compter sur la fidélité sans faille d’une mécanique apparemment indestructible !
La continuité dans le changement
La légende de cette indestructibilité est née en Europe, à la fin des années 1950, quand les moteurs Diesel commencèrent à équiper des automobiles de tourisme, principalement chez Mercedes et Peugeot. Jusqu’alors réservé aux camions, aux autobus et aux fourgonnettes, le Diesel s’extirpa peu à peu de sa marginalité – Mercedes avait certes commercialisé une berline 260 D en 1936, mais de façon très confidentielle – pour s’en aller séduire toute une clientèle indifférente aux performances (ça valait mieux) et avant tout préoccupée par le coût d’utilisation et la durabilité. En somme, des critères assez peu familiers aux conducteurs de coupés 220 SE ou de roadsters 300 SL, mais qui ont permis à la Daimler-Benz de se bâtir une réputation granitique en matière de fiabilité et de longévité mécanique auprès d’une clientèle laborieuse et souvent prête à de grands sacrifices pour pouvoir, un jour, s’offrir le prestige de l’étoile. Dès lors, il n’était plus envisageable de définir ce qui constituait alors l’entrée de gamme de la marque sans prévoir une offre Diesel toujours plus étendue, et la berline W123 ne fit pas exception à la règle. À son apparition, l’auto est d’emblée proposée en quatre variantes motorisées de la sorte : comme on pouvait s’y attendre, les 200 D (55 ch), 220 D (60 ch), 240 D (65 ch) et 300 D (80 ch) ne transfigurent pas l’expérience de conduite par rapport à la Strich-Acht mais, dans le droit fil de la tradition maison, témoignent d’une évolution tranquille. La W123 comporte des progrès notables pour ce qui concerne les qualités routières et la sécurité passive mais le modèle ne transige pas avec les préceptes stuttgartois : nous avons donc encore une fois affaire à une classique berline trois volumes et à roues arrière motrices, dont les trains roulants s’inspirent toutefois directement des solutions retenues pour la Classe S W116 présentée à l’automne 1972.
Le temps de vivre
J’ai là le catalogue édité par Mercedes pour le millésime 1978 et consacré aux W123 à moteur Diesel. Dans le genre « plus c’est gros, plus ça passe », on peut y lire : « Démarrez. Le puissant moteur travaille sans se faire remarquer, silencieusement. Vous vous placez sans peine dans le flot de la circulation (…) Les vitesses habituelles d’autoroute ne font peur à aucune Mercedes Diesel ». Il est vrai qu’après une (très) longue lancée, la 200 D de l’époque (1375 kilos à vide, 55 ch à 4200 tours/minute, 113 Nm à 2400 tours, 130 km/h à fond de quatrième) se comporte honorablement tant que le relief est plat – mais s’effondre littéralement à la moindre côte, engendrant des rétrogradages préjudiciables au silence de marche complaisamment vanté par le constructeur. Tous ceux qui ont franchi un col alpin au volant de cette machine aussi infatigable que sous-motorisée savent de quoi je parle : le couple souffreteux ne pouvant venir au secours du conducteur, il n’est pas rare de négocier certaines épingles en première, tandis que les auto-stoppeurs renoncent à vous solliciter : ils vont plus vite à pied. Si vos passagers sont des contemplatifs invétérés, ils vous sauront gré de leur permettre d’admirer longuement le paysage – et tant pis pour les excités du pied droit qui trépignent derrière vous. Sachez ignorer les sarcasmes et les récriminations : en définitive, la 200 D n’avait-elle pas raison avant tout le monde, en prônant la nonchalance et la douceur de vivre en un temps où tout n’est que frénésie stérile et précipitation mortifère ?
Jusqu’au bout du monde (mais pas vite)
En fait, cette auto ne cesse de prendre soin de votre quiétude : même la durée du préchauffage matinal vous laisse amplement le temps de lire la « une » de votre quotidien favori ou de terminer votre premier café de la journée. Ensuite, imperturbable et tranquille, la 200 D vous apprend à bannir jusqu’aux moindres relents d’agressivité. Puisque vous avez choisi une auto qui mourra bien après vous, que vous reste-t-il à prouver au monde et à vos contemporains si pressés qu’ils en oublient de vivre ? « Chaque fois que tu veux connaître le fond d’une chose, confie-la au temps », a écrit Sénèque. Au volant de cette Mercedes dont vous avez appris à aimer la bienveillante placidité, les minutes ressemblent à des heures et, paradoxalement, vous n’avez pas envie que cela s’arrête ; à bien y réfléchir, quoi de plus réconfortant que le ronronnement impavide de l’OM615 qui tiendra sans coup férir son unique promesse : vous amener à bon port, un jour ou l’autre ? Les collectionneurs d’aujourd’hui ne vivent pas avec un chronomètre à la place du cœur ; ils savent que le voyage compte autant que la destination et redécouvrent les plaisirs celés dans l’âme luthérienne et amicale de cette auto dont l’austérité n’est qu’un masque trompeur. Du reste, les exemplaires préservés sont devenus rares et, de l’autre côté du Rhin, certains n’hésitent pas à débourser plus de 20 000 euros pour se repaître d’une indolence que, peut-être, vous finirez vous-même par trouver désirable. Qui sait ?…
Texte : Nicolas Fourny