Lancia Beta Spider : une Targa à Turin
Alors que le nouveau groupe Stellantis, issu de la fusion entre PSA et Fiat Auto, semble avoir décidé de faire renaître Lancia (l’espoir fait vivre, paraît-il), la firme à l’interminable agonie fête ses 115 ans dans l’indifférence générale. Pourtant, sa longue histoire a été parsemée tantôt de chefs-d’œuvre, tantôt d’automobiles moins flamboyantes mais offrant presque toujours un design, des capacités, une philosophie globale tournés vers une forme d’innovation élégante. Parmi celles-ci, la Beta Spider n’occupe pas forcément la place la plus enviable : scarifiée par un ADN Fiat en franche rupture avec le passé de la marque et n’ayant pas osé franchir le pas qui la séparait des « vrais » cabriolets, la dernière découvrable Lancia mérite cependant le détour…
Une gamme dans la gamme
Si, en 1972, les amoureux de la marque avaient eu la possibilité d’entrevoir le sinistre destin qui attendait celle-ci, sans doute auraient-ils accueilli la toute nouvelle Lancia Beta avec davantage de chaleur. Car le moins qu’on puisse dire, c’est que la première berline de la vieille firme turinoise élaborée sous l’égide de Fiat — son propriétaire depuis trois ans — ne reçut pas que des éloges lors de son apparition. Un traitement plutôt injuste car, s’il est exact que l’auto reprenait bon nombre de composants Fiat, elle n’en conservait pas moins un design original, avec un profil fastback aux lignes tendues, substantiellement différent de ce que proposait alors la maison-mère, des moteurs modernes — même s’ils ne présentaient plus les attachantes singularités du flat-four de la Flavia — et un châssis à la hauteur de sa tâche. D’autant que la Beta Berlina n’était en réalité que le premier étage d’une fusée qui allait en compter jusqu’à cinq autres, constituant ainsi l’une des gammes les plus étendues d’Europe ! Dans les années qui suivirent, s’y ajoutèrent en effet un coupé, un break de chasse dénommé HPE, une berlinette à moteur central — la Montecarlo — puis, à l’orée de la décennie 80, un dérivé tricorps baptisé Trevi et dont l’indescriptible tableau de bord marqua son époque !
Crisis ? What crisis ?
Au milieu des années 1970, les amateurs de cabriolets authentiques — c’est-à-dire dépourvus d’arceau de sécurité — ne disposaient pas d’un choix particulièrement étendu. En France, seule la Peugeot 504 était en mesure de répondre à leurs attentes et, s’ils se tournaient vers l’Allemagne de l’Ouest, l’offre se résumait à l’antédiluvienne Coccinelle (aux performances dignes d’un escargot rhumatisant et à la tenue de route rappelant fâcheusement celle d’un cerf-volant) et à la très coûteuse Mercedes-Benz SL. Porsche n’avait rien à proposer de mieux que sa 911 Targa aux conducteurs sportifs mais les moins fortunés d’entre eux pouvaient cependant se rabattre sur la production britannique, au sein de laquelle Triumph et MG, pour quelques années encore, construisaient des engins délicieusement datés, tout droit échappés des sixties — comme l’étaient d’ailleurs, en Italie, le Spider Alfa Romeo et la Fiat 124 identiquement gréée. L’évolution prévisible des normes de sécurité nord-américaines, dont la plupart des observateurs s’accordaient à penser qu’elles allaient purement et simplement tuer les décapotables, de même que la crise qui frappait durement l’économie occidentale n’incitaient pas à l’optimisme quant à l’avenir des automobiles récréatives et c’est la raison pour laquelle, en mars 1974, la présentation de la Beta Spider surprit un grand public plus ou moins résigné à la grisaille qui s’annonçait.
Bien sûr, il ne s’agissait pas d’un cabriolet à proprement parler, mais d’une transformation comparable à ce que Baur proposait déjà sur les BMW de la série 02 ou aux premières Jaguar XJ-SC élaborées par Tickford. Partant du coupé — dont l’empattement était raccourci de 19 centimètres par rapport à la berline — Pininfarina avait redessiné toute la partie arrière, intégrant un léger et élégant ressaut à la naissance de l’aile ainsi qu’un généreux arceau, gage de rigidité torsionnelle et de sécurité en cas de retournement. Les amateurs de conduite cheveux au vent pouvaient soit démonter le toit rigide en plastique noir situé au-dessus de la tête des deux passagers avant, soit rabattre la petite capote en tissu qui surplombait alors le coffre, voire combiner les deux manipulations. Lorsque ces deux éléments s’effaçaient, on obtenait des sensations assez proches de celles d’un véritable roadster, d’autant plus que les portières étaient veuves de montants sur les premiers exemplaires — une caractéristique qui sera malheureusement très vite modifiée.
Double arbre et cheveux au vent
Commercialisée à l’automne de 1974 et fabriquée chez Zagato — spécificité que Lancia exploitera sans vergogne dans la dénomination du modèle sur le marché nord-américain —, la Beta Spider va connaître de multiples évolutions techniques et esthétiques. À sa naissance, elle reprend les quatre-cylindres double arbre d’origine Fiat, dessinés par l’ingénieur Aurelio Lampredi et déjà vus sur la berline et le coupé : un 1600 cm3 de 100 chevaux et un 1800 proposant dix chevaux de plus. Avec un poids à vide à peine supérieur à la tonne, les performances sont déjà flatteuses : le Spider 1,8 litre atteint ainsi 186 km/h en pointe, c’est-à-dire une valeur comparable à celle d’un cabriolet 504 V6, plus cher à l’achat et nettement plus gourmand en carburant. Dépassant de peu les 4 mètres de longueur, l’auto se montre compacte, agile, très agréable à vivre et à piloter.
Proposée, à l’automne de 1975, au prix de 41 000 francs dans sa version la plus puissante (soit environ 29 000 euros de 2020), elle ne connaît que peu de rivales directes ; à titre d’exemples, la VW-Porsche 914 et la Triumph Stag s’avèrent certes plus abordables, mais leur carrière est sur le point de s’achever. En dépit de son âge — elle date de 1966 — l’Alfa Spider 1600 est peut-être sa concurrente la plus dangereuse, car elle offre les avantages d’un véritable cabriolet et les avantages du bialbero milanais. C’est peut-être la raison pour laquelle, dès le millésime 1976, le Spider Lancia reçoit un nouveau groupe promis à un grand avenir, puisqu’il s’agit du légendaire deux litres, cylindrée qui va faire entrer ce moteur dans la légende : c’est en effet ce 1995 cm3 qui connaîtra de multiples avatars sous les capots des Delta Integrale, dont il est inutile de rappeler l’éblouissant palmarès ! Pour l’heure toutefois, le « Lampredi » n’a ni turbo, ni culasse multisoupapes et se limite donc à une puissance, malgré tout honorable, de 119 chevaux. C’est largement suffisant pour pouvoir profiter des qualités du châssis et le 1600 cm3 poursuit sa carrière à ses côtés afin d’offrir une alternative plus abordable aux amateurs.
Une légende accessible
C’est dans cet équipage que le Spider va poursuivre une carrière discrète en Europe, un peu moins aux États-Unis où l’auto remporte un succès d’estime, à un moment où le groupe Fiat croit encore aux chances de Lancia en Amérique du Nord, sans, hélas, s’en donner réellement les moyens. Dans l’Auto-Journal du 15 mai 1980, André Costa rassemble six cabriolets aux fiches techniques plutôt hétéroclites : sont en effet évaluées l’Alfa Spider 2000, la Mercedes 500 SL, la Triumph TR7, la Volkswagen Golf GLi, la Peugeot 504 et la Beta 2000. « L’engin est rapide : 184,9 km/h sur l’anneau de Montlhéry, ce qui le place juste derrière l’Alfa », écrit l’essayeur, qui ajoute : « Le moteur est vivant, empreint d’une évidente bonne volonté et la voiture est agréable à conduire. (…) Elle est relativement sous-vireuse, ce qui nuit à sa maniabilité mais la rend simple à conduire. La direction assistée fort bien réglée masque toutefois en grande partie ce défaut. Sauf si l’on pousse la voiture à bout, la vivacité de réactions du volant rend la conduite amusante, même sur route sinueuse. » Six ans après ses débuts, la Beta découvrable n’a donc pas vieilli et conserve toute sa légitimité au sommet de la gamme Lancia. Modernisée en 1978 puis en 1981, elle quitte pourtant le catalogue européen à la fin de cette même année mais reste produite pour les USA jusqu’en 1982. Sa disparition n’est pas anodine puisque, par la suite, plus jamais Lancia ne reviendra sur le segment des voitures découvrables, si l’on met de côté la pathétique et éphémère renaissance de la Flavia en 2012, sous la forme d’une Chrysler 200 cabriolet grossièrement redessinée pour l’occasion…
Fabriquée à un peu plus de 8 500 unités en huit ans, on ne peut pas dire que la Beta Spider ait connu un succès foudroyant. Il faut dire que son processus de fabrication avait probablement été conçu par des esprits pervers : Lancia commençait par livrer des caisses incomplètes de coupés à Zagato, qui s’occupait de transformer la carrosserie ; les voitures revenaient alors chez Lancia pour l’application d’une protection anticorrosion (il est interdit de rigoler) avant de repartir chez Zagato pour y être peintes et recevoir leur habitacle, puis étaient enfin réexpédiées chez Lancia pour le montage de la mécanique. Il est vrai que les années 1970 ne furent pas particulièrement favorables aux cabriolets et, à l’orée de la décennie suivante, plusieurs firmes jetèrent le gant avant de le reprendre quelques années plus tard — mais Lancia ne fut pas du nombre. De nos jours, le dernier spider de la marque fait l’objet de transactions ponctuelles et l’exclusivité de sa carrosserie — les voitures découvrables équipées du moteur Lampredi, dessinées par Pininfarina et produites chez Zagato ne sont pas légion — n’a pas fait exploser sa cote : sur le marché allemand, bien connu pour ses prix de vente susceptibles de faire hurler la plupart des collectionneurs français, la moyenne des transactions tourne autour des 20 000 euros. En février 2021, lors d’une vente organisée par la maison britannique Anglia Car Auctions, un Spider 2 litres de 1981 a atteint une enchère de 13 230 livres, soit un peu plus de 15 000 euros. Tout cela n’est vraiment pas cher, étant donné la rareté de l’engin, son agrément et le prestige de son blason. Vous laisserez-vous tenter ?
Texte : Nicolas Fourny