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Lamborghini Miura : “l’art de savoir aller trop loin”

Par Jean-Jacques Lucas - 02/09/2020

Ce titre, c’était celui de José Rosinski pour son premier essai de la Lamborghini Miura dans le Sport Auto n° 69 d’octobre 1967. Une Miura jaune fait la couverture façon psychédélique, un petit côté « Summer of love » ou « Swinging sixties » auxquelles Joe Sackey associe la Miura, tant c’est une évidence. Entre 1966 et 1972, en trois états, 762 (nombre incertain) Lamborghini Miura ont fixé un idéal automobile célébré autant que cette décennie mythifiée.

Un physique de cinéma 

L’évocation de la Lamborghini Miura évite rarement les poncifs, sinon les lieux communs ou les superlatifs en tout genre, les métaphores animalières ou érotiques, bref tout y passe. « J’suis snob… J’suis snob / J’ai une foudroyante garde-robe / J’ai des accidents en Jaguar… » chantait Boris Vian en 1954. Notre Johnny « national », en août 1967, aurait pu la retoucher, remplacer Jaguar par Miura, lui qui eut un accident avec la première livrée en France, paraît-il, près de Tarbes. Les accidents en Miura font partie de la légende de l’auto, surtout lorsqu’il s’agissait de personnages à forte notoriété. Pensez-donc, Johnny comme Miles Davis ont cassé leur Miura, voire le valeureux pilote Jean-Pierre Beltoise sur route humide, hostile à cette auto (Châssis 3108 Moteur 1298. Couleur Giallo [jaune], intérieur bleu, livrée le 2 septembre 1967 à « Voitures Paris M. Beltoise » selon la liste d’Ingrid Pusich rapportée par Joe Sackey dans sa monographie).

Sagan en Aston Martin DB2/4 en 1957, les Gallimard et Camus tués en Facel Vega FV3B en 1960, Roger Nimier et Sunsiaré de Larcône tués en Aston Martin DB4 en 1962, voilà un genre tragique ou épique, comme le récit des chevaux tués au combat. Qui n’a pas vu et entendu l’accident cinématographique destructeur d’une Miura orange (en fait, c’est une épave jetée dans le ravin) de la scène d’exposition de The Italian Job (L’Or se barre — Peter Collinson, 1969) ? Mais qui se souvient d’une Miura jaune-moutarde circulant dans le Paris de 1967-1968 de La Leçon particulière (Michel Boisrond, 1968) ? Autour du Lycée Henri-IV, les tout jeunes Olivier (Renaud Verley) ou Jean-Pierre (Bernard Le Coq) conduisent le bolide aux côtés de la maîtresse d’Enrico Fontana (Robert Hossein), Frédérique Dampierre (Nathalie Delon).

L’auto des Swinging sixties 

À la fin des années 1960, lorsque la médiasphère relevait d’une autre dimension, les images de la Miura étaient rares mais suffisantes pour émerveiller un petit garçon. Du haut de ma bicyclette Dolmen (pneus 500 semi ballon), en 1969 ou 1970, je me suis trouvé « au-dessus » des 105 cm (ou 110 si elle était une S) de hauteur d’une Miura dans ma petite patrie provinciale. Elle était jaune-vert, et je ne devais pas avoir les yeux assez grands pour la dévorer des yeux. Si basse, la sellerie de couleur claire, la batterie d’interrupteurs au plafond, juste au-dessus du rétroviseur : quelle merveille. Malheureusement, je n’ai pas entendu le moteur ni ne l’ai vue rouler. Une telle auto, c’était l’esprit du temps. Mon atmosphère musicale de la Miura, ce sont les rois mages de l’Easy listening, Burt Bacharach, Henry Mancini, et même Lalo Schifrin, avec un doigt de Motown. Le sillage de la Miura, sa palette de couleurs vives et nettes, porte un je-ne-sais-quoi de Velvet Underground, de culture Pop, de Nico. Et nous y sommes, voilà encore une brochette de poncifs tant cette auto a paru dire son temps, évanoui avec elle en 1972. Mais, faute de Miura sous la main, on s’emplit d’images, de facilités, d’évocations peut-être illusoires. La piloter, à condition de savoir le faire, demande sûrement de la poigne, de l’endurance et du cran. En 1966, les voitures n’étaient pas sur-assistées comme un demi-siècle plus tard.

Jim Clark et Colin Chapman admirant la Lamborghini Miura

La Miura est une affaire de Dream team 

Il n’est que pour les voitures de sport et exclusives que l’on puisse mentionner ceux qui les ont faites. Giotto Bizzarini, parti de chez Ferrari en 1961, avait dessiné le « Lamborghini V12 4 ACT 3,5 litres 350 ch » en 1962 avant de quitter le nouveau constructeur en 1963. Ce fut la source même des Lamborghini d’alors. Gian Paolo Dallara (né en 1936) organisa le projet Miura autour de son châssis, et rassembla l’ingénieur Paolo Stanzani et le pilote-essayeur en charge de la fiabilisation, Bob Wallace. Joe Sackey évoque aussi Achille Bevini, Oliviero Pedrazzi, Roberto Frigani, Gianni Malosi. Cette équipe conçut la Miura dont la première présentation fut celle du châssis nu équipé d’un moteur, au Salon de Turin en novembre 1965.

Cette structure si particulière commande tout le style de la Miura fixé par Marcello Gandini, après les premiers croquis de Giorgetto Giugiaro passé chez Ghia en 1965. La Miura est une œuvre collective d’hommes de la même génération, pas même trentenaires. Heureuse époque où l’on confiait de tels projets ambitieux à des hommes jeunes, à l’instar de Renzo Piano et de Richard Rogers et Gianfranco Franchini, lauréats du concours pour le Centre Pompidou en 1971. La maîtrise d’œuvre imputable à Gian Paolo Dallara, la constitution d’une telle équipe créative relève bien d’un Diaghilev de l’automobile, mais sûrement plus avisé homme d’affaires, l’industriel Ferruccio Lamborghini dont la légende veut l’installer adversaire d’Enzo Ferrari. Au passage, il est savoureux de lier le prénom du premier, Ferruccio, l’homme de fer, au patronyme du second, Ferrari, le forgeron. Un moteur (Bizzarini), un châssis (Dallara et Stanzani qui lui succéda aussi), un dessin (Gandini), un pilote (Wallace), voilà la poignée façonnant l’auto voulue par Lamborghini.

La somme d’architectures venues de la course 

L’impression d’apercevoir une Ford GT 40 en voyant une Miura n’est pas qu’une intuition. L’ingénieur Stanzani a bien évoqué cette référence pour l’implantation du moteur en position centrale arrière et permettant une auto très équilibrée et très basse. Mais l’initiative d’installer transversalement le moteur, en prenant soin de ne pas placer la boîte sous le moteur, fait la Miura. Cependant, un V12 transversal en position centrale arrière n’était pas une nouveauté. En 1964, huit ans après la Bugatti type 251 (L8 double arbre, 2,5 litres), Honda expérimentait en formule 1 cette architecture avec un V12 de 1 495 cm3 sur la RA271, continuée en 1965 avec la RA272 victorieuse au grand prix du Mexique avec Richie Ginther, malgré une série d’échecs sérieux. Concordance des temps et sources paradoxales, la compétition inspire les ingénieurs en charge d’un projet que l’initiateur ne veut pas imaginer en situation de course.

Le moteur dessiné dans ses grands principes dès 1962, le châssis inspiré de celui des Ford GT40 de 1964, l’implantation transversale du moteur comme la pratiquait Honda en 1964-1965 en formule 1 (cylindrée limitée à 1 500 cm3) montrent un effet de situations techniques contemporaines. La force du projet Miura est d’articuler toutes ces composantes entre elles, et de partir de l’opus magnum de Lamborghini, le V12 3 929 cm3, ouvert à 60°, en alliage léger, alimenté par quatre carburateurs triple corps Weber disposés sur chaque rangée de cylindres munie de son propre arbre à cames en tête. En bas, le vilebrequin taillé et usiné dans la masse est à sept paliers. Le tout produit 350 ch à 7 000 tr./min. (38,5 mkg). La boîte et le différentiel appartiennent au même carter en sorte d’installer le bloc à l’avant des roues arrière. Ainsi, 60 % du poids porte sur l’arrière.

Les trois âges de la Miura sont trois temps de maturation

La Miura originelle, P400, fut produite à plus de 470 exemplaires. Devenue S en 1968 en 140 unités, elle finit en SV en 1971-1972 avec près de 150 exemplaires. Faire le compte des Miura n’est pas une sinécure en raison de l’incertitude des sources, la somme variant entre 762 et 765 véhicules construits incluant le spyder de 1968 et la Jota de 1970, détruite. Le châssis central monocoque est l’âme de la Miura, la carrosserie ne servant que d’enveloppe. Les berceaux, à l’avant et à l’arrière, en tôle ajourée, reçoivent les éléments de la motricité. La production commence en 1967, année au cours de laquelle 111 autos furent construites. Au Salon de Turin 1968, la Miura devient S avec une puissance portée à 370 ch (passages d’admission augmentés. 39,5 mkg à 5 500 tr/min contre 38,5 mkg à la première version), devient plus haute de 5 cm et, en 1971, non seulement Lamborghini apporte l’ultime évolution de la Miura, la SV atteignant 385 ch (40,7 mkg de couple à 5 750 tr/min), mais énonce l’après Miura en exposant l’étude LP 500 aboutissant à la LP 400 Countach de 1974.

La S avait été dotée d’agréments cosmétiques chromés. La SV est considérée comme l’acmé de la Miura. Les discrètes modifications plastiques qui l’affectent traduisent le work in progress constant de l’auto depuis 1966. L’arrière est enflé, conséquence de l’élargissement de la voie. De même, le capot avant est sensiblement allongé pour favoriser l’aérodynamisme. Les modifications fondamentales sont apportées aux systèmes de suspension pour favoriser la stabilité à haute vitesse, mais aussi au graissage désormais séparé du moteur et de la boîte.  Aussi, l’auto apparaît épurée. Les phares perdent leurs « cils », comme si on l’affectait d’un esprit de compétition, pourtant hors-sujet. Les feux arrière proviennent du coupé Fiat Dino et la calandre, mais en est-ce une, est élargie. Assainie, renforcée, la SV fut produite à 70 pièces en 1971, 72 en 1972 et un solde de 6 en 1973, alors que la production était bel et bien arrêtée.

Le dessin était définitif

En 1967, José Rosinski est enthousiaste à la seule vue de l’auto qu’il considère comme « une date décisive dans l’histoire de la carrosserie » parce que « Bertone a réussi là son plus grand chef-d’œuvre, mêlant pureté, agressivité, fonctionnalité, simplicité avec un art et un goût suprêmes ». Au seul plan factuel, la chronologie des six années de la Miura montre que l’essentiel était posé d’emblée. Au salon de Genève du 10 au 20 mars 1966, le prototype de Miura P 400 GT n’est pas encore pourvu du capot moteur coiffé des six jalousies à lames participant à l’aération du bloc moteur, mais d’une baie en plexiglas. Une des forces du dessin de Marcello Gandini réside dans le contraste entre la carrosserie lissée et les ajourages des quatre ouvrants.

Aux jalousies du capot arrière répondent les entourages « en cils » des phares inclinables et les deux grilles de capot de part et d’autre du pli central. La grille droite articulée ouvre sur le bouchon de remplissage du réservoir placé à l’avant. Enfin, les uniques montants de portières sont faits de jours conduisant au capot moteur, à l’aplomb d’une écope sur le longeron, juste en avant de la roue arrière. De l’arrière, l’auto est aveugle, seule la vision panoramique est rapportée par le grand pare-brise galbé continué par les baies des portières. Le « regard » Miura semble dû à Giugiaro, reprenant cette solution du prototype Chevrolet Testudo de 1963, comme les entrées d’air des montants de portes, fixes sur celle-ci…

La Miura est le pivot d’une filiation

L’équivalence visuelle avec la Ford GT 40 a déjà été évoquée au sujet du châssis conditionnant le dessin général de l’auto. Mais le V8 4,2 litres de la Mk I, remplacé par un 7 litres sur la Mk II, est placé en position longitudinale arrière. Un douze cylindres l’aurait étiré. Par leurs dimensions, la GT 40 Mk I et la Miura sont proches. La Miura, civile, est longue de 436 cm contre 414 pour la Ford GT 40 Mk I ou II. La Miura est large de 176 cm contre 177,8 pour la Ford haute de 102,8 cm contre 105 cm (puis 110) pour la Miura. La parenté ne s’arrête pas à ce concours de mensurations. Le recours aux deux capots amovibles faisant la carrosserie de part et d’autre de la cellule vaut les portes amovibles verticalement des 300 SL et Porsche 906.

Mais ni la GT 40 ni la Miura ne sont dotées de la totalité du dispositif FlügelTüren et capots basculants emportant les ailes dans leur plastique. Même la Marzal ne fait qu’approcher cette totalité organique, de celle que l’on rencontre avant de décomposer un crustacé. Fermée, l’auto n’est que cohérence et homogénéité, ouverte, elle paraît dépliée et déployée, articulée comme un mécanisme de mobilier. Il est peut-être aisé de chercher des filiations, mais s’il est une auto à la structure et au dessin dans la filiation de la Miura, c’est la Lancia Stratos HF dont la production commença quand s’est éteinte celle de la Miura en 1973. Cependant, la Lancia Stratos fut développée pour la compétition, registre interdit à la Miura.

La Stratos finale n’avait pas grand-chose à voir avec l’extraordinaire prototype Stratos P Zero de 1970, si ce n’est l’auteur du dessin et le carrossi

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