Jaguar XJ12 : le plus bel âge
Le club des berlines à moteur douze-cylindres est particulièrement restreint, bien plus que celui des coupés ou des berlinettes semblablement gréées. On se souvient bien sûr des glorieuses épopées d’avant la guerre — chez Rolls-Royce, Delahaye, Lincoln ou Cadillac — mais, à l’époque moderne, cette combinaison n’aura connu que de rares péripéties qui, hélas, sont désormais en voie de disparition. Et c’est à Jaguar que l’on doit la résurrection du concept : en 1972, la firme de Coventry présenta en effet une nouvelle variante de sa berline XJ, animée par un V12 et qui, plus d’une décennie durant, n’allait connaître aucun équivalent dans la production mondiale. Ayant perduré jusqu’en 1997, ce moteur à la réputation sulfureuse, dont la complexité et les exigences en carburant auront effrayé plus d’un collectionneur, continue néanmoins de fasciner les amateurs. Tâchons d’inventorier les raisons de céder à ses charmes (et celles de s’en méfier !).
Un moteur de course dans une berline
Nous sommes le 21 janvier 1971. Sur le circuit du MIRA, dans le Warwickshire, un prototype à moteur central enchaîne les tours de piste. Sous l’élégant fuselage lui tenant lieu de carrosserie palpite un groupe inédit : contrairement à toutes les Jaguar depuis 1948, la XJ13, apparue en 1966 et initialement destinée à la compétition, a délaissé le moteur XK au profit d’un douze-cylindres en V conçu en interne et dont les performances s’annoncent prometteuses. Malheureusement, l’aventure se finit mal pour l’auto qui, en raison de l’enthousiasme excessif du pilote, est remisée à l’état d’épave. Il faudra attendre la XJ220 pour revoir une Jaguar dotée d’une telle architecture mais, en attendant, son moteur ne va pas moisir sur une étagère : son implantation dans la future berline XJ, alors en cours de développement, est actée sine die par Sir William Lyons et son équipe. Évidemment, il y a loin de la coupe aux lèvres et, comme on s’en doute, l’adaptation d’un moteur primitivement conçu pour la course à une utilisation touristique n’a rien d’une promenade de santé.
Quand la XJ est dévoilée, en septembre 1968, c’est donc le XK qui s’y colle une nouvelle fois et qui est alors chargé de concurrencer aussi bien les six-cylindres que les V8 de la concurrence (essentiellement allemande, italienne et nord-américaine). Valant initialement 245 chevaux SAE, c’est sans équivoque que la XJ6 4,2 litres tient son rang parmi l’élite des berlines de luxe de ce temps-là, avec des qualités routières de haut vol qui permettent d’exploiter au mieux les ressources du moteur conçu vingt ans plus tôt par William Heynes. C’est le même homme qui va superviser les nombreuses modifications que le V12 doit subir pour pouvoir répondre aux exigences d’une homologation routière. Sous sa férule, Wally Hassan et Harry Mundy redessinent les culasses, qui perdent chacune un arbre à cames dans l’opération. Entièrement réalisé en alu, le nouveau moteur fait ses grands débuts dans la E-Type « série 3 » en 1971. C’est avec lui que va s’achever la carrière de l’auto mais, dès le mois de juillet de l’année suivante, la toute jeune berline XJ devient « 12 » en s’appropriant cette authentique pièce d’orfèvrerie mécanique !
Une GT à quatre portes
Rappelons qu’en 1972, il ne fallait pas beaucoup d’encre pour rédiger la liste des modèles à douze cylindres disponibles sur le marché. En plus de la Jaguar, l’offre se résumait à la Lamborghini Miura et à la série des Ferrari 365, aussi bien disponibles en berlinettes que sous la forme d’un très classieux coupé 2+2 promis à une longue carrière. Seule quatre-portes de son espèce, la XJ12 a cependant fait irruption au firmament de la construction mécanique dans une relative discrétion, ni sa physionomie générale ni ses dimensions n’ayant changé, en dépit de l’accroissement sensible de ses performances. D’une cylindrée exacte de 5 343 cm3 et généreusement alimenté par quatre carburateurs Zénith, le V12 anglais développait 253 chevaux à 6 000 tours/minute — soit une puissance au litre plutôt modérée, si l’on considère qu’au même moment, une Ferrari 365 GTB/4 de 4,4 litres affichait 352 chevaux… Naturellement, on ne saurait comparer les vocations des deux modèles et il n’est pas sûr que la clientèle potentielle de la Jag eût apprécié les vocalises et les stridences d’un moteur capable de prendre 8000 tours comme qui rigole.
Il n’en demeure pas moins que l’énoncé de ces caractéristiques traduit assez précisément le typage de l’auto, capable de cruiser en silence à 160 ou 180 km/h tout en conservant une confortable réserve de puissance, fauve de velours ayant banni toute brutalité de son vocabulaire. Bien sûr, l’observateur abonné aux considérations superficielles pourrait faire remarquer que, dès 1975, la Mercedes 450 SEL 6.9, avec son V8 aux faramineuses ressources et l’arrogance de ses 286 chevaux, sembla renvoyer la berline de Coventry à ses chères études ; mais ce serait commettre une substantielle erreur d’appréciation. Même si leurs dimensions et leurs tarifs voisinaient, les deux autos ne s’adressaient pas à la même clientèle et ne se destinaient pas au même usage. À la bestialité inépuisable de la voiture de Stuttgart — qui détruisait précipitamment ses pneus arrière sitôt que l’on exploitait pleinement les capacités de la mécanique —, la XJ opposait une tout autre philosophie, bâtie sur une sorte de flegme souriant. Mais ce sourire, affable la plupart du temps, pouvait devenir carnassier à la demande, emportant l’auto vers les rivages élitaires du grand tourisme…
Sur le Titanic, il y avait un orchestre
Toutefois, avant même d’être une douze-cylindres, la XJ12 était surtout une Jaguar — ce qui, tout au long des années 1970, ressembla de plus en plus à un chemin de croix, la liste des calamités s’étant successivement abattues sur l’usine de Browns Lane ayant de quoi décourager les clients les plus fidèles. De fait, les rangs de ceux-ci se clairsemèrent dangereusement, sous l’effet conjugué de la crise économique découlant du premier choc pétrolier, de la médiocrité des dirigeants de l’inepte conglomérat baptisé British Leyland et qui contrôlait Jaguar, sans parler de l’irresponsabilité endémique des syndicats du Rosbifland, en comparaison desquels les sicaires de la CGT sembleraient presque fréquentables. C’est après le lancement de la XJ série 2, à l’automne de 1973, que les choses se gâtèrent véritablement, avec une qualité de fabrication tellement aléatoire que la réputation de la firme commença sérieusement de se détériorer.
Bernard Lamy, qui dirigea longtemps British Leyland France, affichait à ce moment-là une sérénité à toute épreuve, y compris lorsque des journalistes spécialisés lui rapportaient les pannes (souvent graves) qui affectaient les XJ du parc presse. Les revues automobiles n’en parlaient généralement pas, mais plus d’un essai s’acheva par un retour piteux à l’arrière d’une dépanneuse, y compris pour des exemplaires très faiblement kilométrés. Simultanément, la renommée et la crédibilité de BMW et Mercedes s’installaient définitivement dans les agendas d’une clientèle de plus en plus exigeante et tolérant de moins en moins les fantaisies d’un félin si mal en point qu’il ne passa pas très loin d’une disparition pure et simple ! Dans ces conditions, le coupé XJC, construit à seulement 8 365 exemplaires jusqu’en 1977 (dont 1 873 avec le V12), aussi somptueux que peu étanche — l’absence de montant C ayant posé des problèmes apparemment insolubles aux ingénieurs —, aurait presque pu faire figure de chant du cygne…
Oui, les hommes providentiels existent
Au mois d’avril 1980, John Egan prit officiellement la tête de Jaguar Cars. Lancée l’année précédente, la XJ série 3, quoique habilement restylée avec le concours de Pininfarina, ne semblait pas en mesure d’affronter valablement la redoutable nouvelle Classe S dont Mercedes construisait environ 100 000 unités par an. Implacables, les registres de production témoignent de la situation critique dans laquelle Jaguar se trouvait alors, mais aussi de la renaissance orchestrée par Egan, manager brillant, exigeant, obsédé par la qualité : l’usine passa ainsi d’environ 14 000 XJ construites en 1980 à 23 000 en 1983, puis à près de 35 000 en 1986 ! Dans ce contexte, le moteur XK se tailla naturellement la part du lion (si l’on ose dire), avec plus de 120 000 voitures au total, tandis que les XJ12 et Daimler Double Six ne représentèrent que 10 500 exemplaires, en dépit d’une sérieuse remise à niveau intervenue en 1981 avec l’adoption de culasses dénommées « Fireball » et plus connues sous l’acronyme « HE », pour « High Efficiency ».
Mises au point par l’ingénieur suisse Michael May, celles-ci permirent au V12 d’accroître sa puissance (295 chevaux désormais) tout en réduisant sa consommation, sans pour autant permettre à la Jag de concourir au Mobil Economy Run… Au demeurant, et par un curieux concours de circonstances, c’est sous cette forme que la XJ12 aura duré le plus longtemps, les dernières unités produites étant tombées en chaîne en 1992, alors même que les modèles à six cylindres avaient cédé la place à la XJ40 depuis déjà six ans. La coque de celle-ci avait en effet été initialement conçue pour ne pouvoir recevoir que des moteurs en ligne, les ingénieurs Jaguar ayant craint, alors que le projet « 40 » balbutiait encore, que les hiérarques de BL ne leur imposent l’utilisation du V8 Rover ! C’est la raison pour laquelle, contre toute attente, la XJ originelle se vit offrir un long répit, largement mis à profit par le constructeur pour optimiser la plus prestigieuse de ses berlines…
Plus attachiante, tu meurs !
Globalement inchangée dans ses fondamentaux, la XJ12 rejoignit les Morgan, la Daimler DS 420, la Mini, la Range Rover ou encore les Aston Martin V8 dans cette coterie insolite qui regroupait alors les automobiles britanniques déjà vénérables mais qu’il était toujours possible d’acheter neuves. Les contraintes budgétaires ont parfois du bon : du vintage à zéro kilomètre, ça avait décidément beaucoup d’allure et c’est aussi ce qui a permis à la XJ de vieillir aussi bien. Insensibles à l’apparition de rivales bien plus sophistiquées — on songe à la BMW 750i/iL de 1987 ou à la Mercedes 600 SE/SEL de 1991 — comme aux dégâts provoqués par le catalyseur, qui ramena la puissance à seulement 260 chevaux à partir de 1990, ou à l’archaïsme de sa boîte à trois vitesses, les adeptes de l’auto lui restèrent fidèles jusqu’au bout. Et ils avaient raison : la XJ12 s’est amplement bonifiée avec le temps, devenant pratiquement aussi fiable qu’une Lexus (non, je rigole). Consciente de n’être qu’une survivance égarée dans une séquence de surenchère technique et de course à la puissance, le chef-d’œuvre de Bill Lyons, considéré par beaucoup d’esthètes comme la plus belle berline du monde, incarna avec bonheur l’alternative exotique dont le segment du haut de gamme avait exactement besoin pour ne pas se prendre tout à fait au sérieux.
Quand elle se décida enfin à disparaître, remplacée par une très éphémère XJ40 douze-cylindrifiée qui annonçait déjà la X300, ses funérailles ressemblèrent à celles de ces vieilles dames fragiles, capricieuses, parfois insupportables, mais dont on se souvient toujours avec un tendre sourire. Du reste, à moins d’être allergique aux pare-chocs américains, ce sont bien les dernières XJ12 qui sont les plus recommandables aujourd’hui. L’injection Lucas — tremblez, pauvres mortels, devant le prince des ténèbres ! — est tout de même plus recommandable que les carbus des séries 1 et 2 dans le cadre d’une utilisation régulière (et pourquoi pas quotidienne, si vous n’avez pas peur de vous arrêter tous les 350 kilomètres afin de remplir les deux réservoirs de 45 litres chacun). Vous connaissez la musique : contrairement aux vieilles Twingo remisées dix mois sur douze dans l’appentis d’une maison de campagne et qui ne servent que durant l’été, la XJ12 a besoin de rouler aussi souvent que possible pour rester en forme. Le coût de l’entretien (et des remises en état éventuelles) en dépend : il peut varier de « cher » à « extrêmement coûteux » ! L’auto est certes devenue abordable à l’achat (la cote semble toujours souffrir des réminiscences du Jaguar d’avant-hier) mais sa maintenance demeure celle d’une voiture de luxe, animée de surcroît par un moteur ressemblant fâcheusement à une usine à gaz et que peu de spécialistes connaissent de ce côté-ci du Channel. Mais il faut lui rendre cette justice : si vous la choisissez judicieusement, elle n’aura rien de l’horrible piège que certains se plaisent à décrire (en général, ils n’ont jamais pratiqué le modèle) et, en contrepartie des quelques subsides qu’elle vous réclamera, la XJ12 vous octroiera quelque chose d’extrêmement rare : le bonheur ! Et si vous vous laissiez tenter ?
Texte : Nicolas Fourny