Chevrolet Corvette C4 : du Kentucky au Nürburgring
Depuis 1953, l’itinéraire de la Corvette a été indéniablement tortueux et, pour en arriver aux modèles actuels, qui peuvent se mesurer sans aucun complexe aux meilleures réalisations européennes ou asiatiques, plusieurs décennies auront été nécessaires. De longues années durant, l’auto a préservé un typage résolument américain ; son design, son comportement général, les caractéristiques de ses moteurs, l’ensemble de ses schèmes la rattachaient à une culture aussi spécifique qu’éloignée des mœurs de l’Ancien Monde. Apparue trente ans après les débuts du modèle, la C4 a constitué la première tentative de synthèse entre les paradigmes de la voiture de sport telle qu’on l’a longtemps appréhendée outre-Atlantique et les concepts en vigueur sur le Vieux Continent. Le résultat, audacieux et novateur, en a déconcerté plus d’un mais il a posé les jalons qui ont permis à la « Vette » de revendiquer une crédibilité nouvelle sans pour autant renoncer à sa substance. Il nous a semblé intéressant de l’examiner en détail…
Je viens de loin, tu sais
« You got your tape deck and your brand new Chevrolet » chantait Billy Joel en 1972 dans Captain Jack, un morceau dont le récit incite davantage au désespoir qu’à l’allégresse, mais qui remonte à l’époque où le nom de Chevrolet signifiait encore quelque chose dans la mémoire collective nord-américaine. L’histoire de la firme remonte à 1911 et, si elle ne se circonscrit bien évidemment pas à la Corvette, son identité, telle qu’elle pouvait encore être ressentie vers la fin du siècle dernier, lui doit néanmoins beaucoup. Il n’est pas exagéré d’affirmer qu’à elle seule, la Corvette a inventé une catégorie d’automobiles : celle des américaines sportives — bien qu’il faille manier cet adjectif avec précautions : certes, la première génération dégouline de charme, son esthétique demeure fascinante à explorer mais la fiche technique des Corvette les plus anciennes n’avait vraiment pas de quoi enthousiasmer les sportsmen. Même dans la première moitié des années 1950, un six-cylindres d’avant-guerre — rebaptisé sans rire Blue Flame pour l’occasion — associé à une boîte automatique à deux vitesses ne pesait pas lourd face aux brillantes capacités d’une Jaguar XK 140 et il fallut l’arrivée du V8 pour que l’auto commence à être prise un peu plus au sérieux. Depuis lors, le huit-cylindres est aussi indissociable de la Corvette que le flat-six l’est de la Porsche 911 mais, contrairement à celle-ci, la Chevrolet a connu plusieurs ruptures stylistiques et philosophiques ; et, de fait, entre la C1, roadster avant tout calibré pour les promenades en bord de mer et la C8, berlinette éminemment compétente, il y a un véritable gouffre conceptuel que les décennies écoulées ne suffisent pas à expliquer. Il y a déjà longtemps que ni les moteurs ni les qualités routières des Corvette ne font plus rigoler personne et le respect dont le modèle bénéficie à l’heure actuelle doit beaucoup au virage substantiel opéré par la génération C4 qui nous occupe aujourd’hui.
La fin d’une époque
Conçues sous l’autorité de Bill Mitchell, qui pilota le style GM de 1959 à 1980, deux générations successives de Corvette, la C2 « Sting Ray » de 1963 puis la C3 de 1968 — très inspirée du concept Mako Shark II dévoilé trois ans auparavant — ont avant tout marqué leur temps par la puissance de leur vocabulaire esthétique. Bien sûr, les V8 (small blocks et big blocks) étaient toujours fidèles au poste, avec des cylindrées qui culminèrent à 454 ci, soient tout de même 7,4 litres ; mais leur rusticité, très éloignée de la sophistication en vigueur chez les concurrents européens, puis l’arrivée de normes de dépollution mutilatrices amenèrent progressivement le modèle à la lisière du ridicule. Ainsi, les dernières C3, tombées de chaîne en 1982, ne tiraient plus que 200 chevaux du vénérable moteur L83, dont les 5737 cm3 et l’arbre à cames central correspondaient à un caractère sui generis et, pour tout dire, peu goûté en dehors du Nouveau Monde. Vis-à-vis des références européennes, qu’elles concernent le luxe ou le sport, on a souvent observé, chez General Motors, une forme de défiance mêlée à un certain complexe d’infériorité et l’indispensable renouvellement de la Corvette, au début des années 1980, apparut comme une opportunité incontournable de se hisser au niveau des meilleurs. Désormais, il s’agissait moins de cultiver le folklore local que de s’engager avec une ferme résolution sur la voie du progrès technique, en n’hésitant pas à recourir à des solutions novatrices, tandis que le style, délibérément moins flamboyant, allait se rapprocher, lui aussi, des vertus usuellement constatées de ce côté-ci de l’océan.
Ex-fan des sixties
C’est à Jerry Palmer que l’on doit le design de la Corvette C4. Auparavant, il en avait défriché certains des thèmes dans le prototype Aerovette à moteur Wankel, dont la production fut sérieusement envisagée ; ç’aurait été, dès la fin des années 1970, la première Corvette à moteur central — mais, comme chacun sait, le projet a été abandonné, essentiellement pour des motifs budgétaires et aussi en raison de la frilosité des dirigeants de GM. Palmer aime les voitures européennes : il a longtemps roulé au quotidien en Ferrari 308 GTB, et pas n’importe laquelle : c’était l’un des 712 exemplaires construits en fibre de verre. Oui, comme toutes les Corvette, jusqu’à la C3… Le style de la C4 mérite d’être détaillé ; par son truchement, l’auto parvient à revendiquer ses fondamentaux — elle demeure une sportive à huit-cylindres, biplace à moteur avant — tout en souquant ferme vers des horizons jusqu’alors inexplorés par Chevrolet. La ligne de la nouvelle venue renonce aux gimmicks en vigueur depuis quinze ans : à la sensualité exacerbée des flancs de la C3, longtemps dédiés au Coke-bottle body style, succède un vocabulaire plus vif, plus ardent, plus affûté aussi.
De la sorte, la C4 brûle ses vaisseaux et s’inscrit sans ambages dans la modernité en inventant une silhouette dont les principes généraux resteront en vigueur jusqu’à la C6. On songe par exemple à ce hayon-bulle, annoncé sur la C3 Collector Edition de 1982 ; par surcroît, l’auto reposant sur un châssis entièrement nouveau, Palmer n’a pas hésité à en bouleverser les proportions. Plus courte de 22 centimètres et plus large de 5, la Corvette des eighties, trapue et comme ramassée sur elle-même, évoque davantage la performance que le cruising.
Espèce en voie de bonification
Si, comme de coutume, la carrosserie est toujours constituée de matériaux composites, pour leur part, les trains roulants innovent avec, en particulier, à l’arrière, un ressort mono-lame transversal réalisé en fibre de verre, conçu pour jouer le rôle d’une barre anti-roulis traditionnelle. Au bilan, 150 kilos de gagnés par rapport à la génération précédente — mais, malheureusement, à ses débuts la C4 doit se contenter d’un moteur incassable mais tragiquement dépassé. Elle reprend en effet le L83 dont nous parlons plus haut. Affichant 205 chevaux, la Corvette navigue ainsi dans les mêmes eaux que la 911 Carrera 3.2 dont la carrière débute à peu près simultanément mais, à plusieurs égards, il reste du travail pour hisser enfin le coupé Chevrolet jusqu’à l’altitude qu’il ambitionne d’atteindre. Et, contre toute attente, durant les treize ans qui vont s’ensuivre, le modèle ne cessera pas d’évoluer.
Dans les premières années, c’est le groupe motopropulseur et la transmission qui suscitent les critiques les plus acrimonieuses. Aux côtés d’une classique boîte automatique à quatre rapports, la clientèle peut opter pour un concept dont l’originalité ne compense hélas pas un fonctionnement aléatoire et une fiabilité discutable. Développé par le spécialiste Doug Nash, il s’agit d’une boîte manuelle « 4 + 3 », ce qui signifie, en gros, qu’aux quatre vitesses usuelles s’ajoute un overdrive censé en procurer trois autres. Un système inutilement complexe mais qui s’enkystera plusieurs millésimes durant au catalogue, jusqu’à ce qu’en 1989 une unité ZF à six vitesses — classique, efficace, allemande — mette un terme à cette aberration technique en rapprochant encore un peu plus la C4 de ses concurrentes les plus renommées.
Sous le long capot en plastique non plus, le paysage n’est pas figé. Dès 1985, GM accorde à la Corvette une salutaire augmentation de puissance ; le V8 L98, qui reçoit les bienfaits de l’injection électronique — tout arrive ! — et, à terme, poussera la plaisanterie jusqu’à 250 chevaux, n’est qu’une évolution de plus du célèbre « 350 » maison — mais il permet à la C4 de patienter jusqu’à ce que des groupes plus contemporains aient achevé leur mise au point. Nous pensons bien entendu aux moteurs « LT », qui n’ont rien à voir avec une camionnette Volkswagen mais auxquels la Corvette doit beaucoup : c’est grâce à eux que l’auto va prolonger un itinéraire de plus en plus éloquent, dont le premier jalon se nomme ZR-1 !
Malgré une légende urbaine plus ou moins tenace, le nom « ZR-1 » ne constitue pas un hommage à Zora Arkus-Duntov, universellement considéré comme le père de la Corvette. Il n’empêche que cette auto s’apparente à un authentique et inattendu morceau de bravoure. En 1986, General Motors rachète Lotus et, peu de temps après, confie à la division ingénierie de l’entreprise anglaise le soin de concevoir un moteur inédit destiné à une variante « hautes performances » de la C4. Lotus commet alors un incontestable chef-d’œuvre mécanique dont les caractéristiques font irrépressiblement songer à un somptueux métissage entre l’Europe et l’Amérique. Si la cylindrée de 5727 cm3 équivaut toujours aux sempiternels 350 ci, le bloc n’a plus rien en commun avec ses prédécesseurs ; usiné en aluminium, il se retrouve associé à des culasses du même métal, lesquelles abritent quatre arbres à cames en tête et 32 soupapes au total !
À la clé, 390 chevaux, c’est-à-dire exactement la même puissance que celle d’une Ferrari Testarossa non catalysée — mais c’est probablement un hasard, n’est-ce pas ? Les performances chiffrées sont à l’avenant, avec plus de 280 km/h en pointe et, selon le célèbre journaliste de Road and Track John Lamm, 4,9 secondes pour aller de zéro à 60 miles per hour. Des temps qui mettent la ZR-1 dans le compagnonnage immédiat des supercars de l’époque (en sus de la voiture de Maranello, la Porsche 911 Turbo ou la Lamborghini Countach sont clairement dans le viseur de l’Américaine).
L’affaire du siècle
Construite à seulement 6939 exemplaires jusqu’en 1995, la ZR-1 est d’autant plus désirable que Lotus Engineering a également participé à l’adaptation des liaisons au sol ; le modèle n’est donc pas l’un de ces dragsters pathétiques tout juste bons à bouffer de la gomme mais témoigne de solides ressources en matière de qualités routières. Son moteur, codé LT5, ne connaîtra pas de descendance directe mais il inspirera très largement les motoristes de GM lorsqu’ils concevront le V8 Northstar, qui accomplira un très beau parcours, principalement chez Cadillac.
Aucune autre Corvette, ni d’ailleurs aucun autre modèle que la ZR-1, n’utilisera le LT5, produit en petite série chez Mercury Marine ; mais cela n’empêchera pas les C4 plus ordinaires de continuer à progresser jusqu’à leur disparition au début de l’été 1996. Les moteurs LT1, puis LT4 dans l’éphémère Grand Sport, proposant de 300 à 330 chevaux, leur assureront une très belle fin de parcours. Dans ses derniers jours, la voiture n’avait, en apparence, pas beaucoup changé dans sa physionomie extérieure, ayant adopté la face arrière convexe de la ZR-1 en 1991. Le mobilier de bord a, pour sa part, été profondément renouvelé en 1990, abandonnant la rectitude de la première version pour un cockpit tout en courbes dont l’inspiration très Star Wars et la prolifération d’écrans, de voyants et de témoins lumineux donneraient la migraine à n’importe quel ergonome de la Daimler-Benz. Ne nous attardons pas sur la qualité des plastiques ou la rigueur des accostages : nous ne sommes pas chez Audi mais aux commandes d’une machine de grand tourisme qui a toujours eu le bon goût de demeurer relativement abordable…
De nos jours, l’identité onduleuse de la Corvette C4 peut lui attirer les faveurs de collectionneurs aux motivations diverses. On l’aura compris, les premiers exemplaires possèdent surtout un charme un peu naïf, avec leur instrumentation candidement futuriste et leur moteur néanderthalien. Les amateurs de vélocité et d’exclusivité se tourneront vers la ZR-1, extrêmement peu répandue en Europe et dont la modicité de la cote (les modèles les plus recommandables ne dépassent pas la barre des 50 000 euros) ne doit pas dissimuler un coût de maintenance sensiblement plus élevé que pour une LT1 — à notre sens, la version de la maturité, dispensant des performances encore très respectables à des prix attractifs : le marché n’est pas avare d’offres aux alentours des 20 000 euros, y compris pour le cabriolet introduit en 1986 et dont le pouvoir de séduction n’a rien perdu de son intensité. En substance, c’est une américaine qui a des choses intéressantes à raconter, y compris à ceux qui considèrent que les Yankees ne sont pas fichus de concevoir des sportives capables de s’exprimer ailleurs qu’en ligne droite