Automotrices Bugatti WR et WL : du prestige à l’oubli
N’allez pas croire qu’une Bugatti était forcément un engin limité aux grands de ce monde, car en réalité, des centaines de milliers de personne ont pu prendre place à bord de modèles particuliers de la marque, développant entre 400 et 800 chevaux suivant les versions : les Automotrices WR et WL Bugatti, souvent appelées aussi Autorails.
Dès 1927, Ettore Bugatti s’attaque au développement d’un tout nouveau modèle, le summum de l’automobile, la Bugatti Type 41 « Royale », un monstre au moteur de 8 cylindres en lignes de 12,7 litres de cylindrée, offrant la bagatelle de 200 chevaux sous un interminable capot. Pourtant, dès 1929 et la crise financière, il apparaît certain que, vu le prix de la voiture, l’objectif de 25 exemplaires ne sera jamais atteint. En outre, la production des autres modèles (type 46 ou 50), eux aussi relativement onéreux, chutait dramatiquement dès 1930. Ettore Bugatti se retrouvait alors avec deux problèmes : que faire du stock de moteurs déjà produits pour la Royale (un peu plus d’une dizaine d’exemplaires restant après la livraison des 7 exemplaires vendus jusqu’en 1931), et surtout, comment occuper les 600 ouvriers de l’usine qu’il a déjà commencé à licencier faute d’activité.
Il fallait donc vite trouver une solution pour redresser la barre, en trouvant une nouvelle activité connexe à l’automobile de prestige. Il se trouve qu’à la même époque, les Chemins de Fer de l’Etat cherchait une nouvelle solution de transport rapide par rail pour remplacer les vieilles machines à vapeur des lignes à faible trafic. Il fallait dès lors proposer des solutions pour un véhicule rapide, léger, au coût de revient relativement bas, et utilisant non la vapeur, mais un moteur à explosion. Cela tombait bien puisque déjà, Bugatti avait imaginé que ses 8 cylindres conviendrait parfaitement à la traction ferroviaire grâce à leur puissance maximale atteinte à 1700 tours-minutes. D’autres constructeurs comme Renault (Autorail AL) ou Michelin (et sa fameuse Micheline) tenteront aussi leur chance à la même époque.
Le premier WR « présidentiel » dans sa livrée… « présidentielle » justement !Une rencontre avec Raoul Dautry, patron des réseaux ferrés de l’Etat, en 1932, va concrétiser l’idée brillante d’Ettore. Dautry, enthousiaste, commandait alors un prototype, qui sera présenté au printemps 1933, d’un Autorail rapide et puissant : l’Automotrice WR (pour Wagon Rapide) Bugatti était née. Entre fin 1932 et début 1933, Ettore avait tout imaginé, de la réalisation technique à l’industrialisation, mais pas que le prototype serait terminé avant la réalisation d’une voie de chemin de fer jusqu’à l’usine de Molsheim. Le 1er WR dut donc rejoindre le réseau poussé à la main sur des rails provisoires sur 2 kilomètres.
Pour réaliser son Automotrice, Bugatti va utiliser 4 moteurs 8 cylindres de la Royale, offrant une puissance cumulée de 800 chevaux, placés au milieu de la rame sous le poste de pilotage sur un boggie porteur. Le conducteur, lui, est placé sous une cloche dépassant de la structure. La ligne général du WR est étonnamment moderne, avec son avant profilé révolutionnaire, dessiné pour faire circuler le flux d’air par dessus le train (et non sur les côtés, comme sur les « vapeurs ») permettant une meilleure stabilité sur les rails malgré la légèreté de l’ensemble.
Dès le printemps 1933, des essais de vitesse sont menés aux alentours du Mans, permettant à l’Automotrice d’atteindre 172 km/h, un record pour l’époque. Plus tard, d’autres essais permettont à la WR d’atteindre la vitesse incroyable pour un train de 192 km/h, échouant de peu à atteindre l’objectif symbolique des 200 km/h. Mais peu importait finalement : entre le prestige du blason Bugatti, et la vitesse d’exploitation inégalée (entre 130 et 140 km/h), le WR était en quelque sorte le TGV de l’époque.
L’Automotrice WR fut mise en service dès l’été 1933 pour relier Paris à Deauville (la classe, aller à Deauville en Bugatti), tandis que fin juillet, elle réalisera une liaison inaugurale spéciale vers Cherbourg dans une livrée spécifique « présidentielle » avec à son bord le Président Lebrun. Dès lors, les rames simples WR seront dénommées « Présidentiel », les distinguant des autres modèles. L’exploitation pouvait commencer. Dès lors les commandes de l’Etat allait faire tourner les usines, mais aussi celles du réseau Alsace-Lorraine ou de PLM, jusqu’en 1939, date de la fin de la production des Automotrices à Molsheim. En février 1934, un deuxième exemplaire « présidentiel » était livré à l’état, sur un total de 88 Automotrices produites à Molsheim (sans compter 5 remorques non motorisées produites pour augmenter les capacités des Présidentiels sur les lignes normandes).
Mais n’allez pas croire que toutes les Automotrices Bugatti furent des WR à 4 moteurs de 800 chevaux. En fait, seuls 19 exemplaires offraient cette configuration. Les autres modèles furent ce qu’on appella des WL (Wagon légers), avec seulement 2 moteurs 8 cylindres d’un puissance cumulée de 400 chevaux seulement, moins chers à l’achat, d’une part, et surtout moins gourmands en mélange essence/éthanol. Car un 8 cylindres de ce type, ça boit, alors 4 accouplés ! La solution de n’en mettre que deux permettait d’abaisser sensiblement la consommation, et aussi les coûts d’entretien (les moteurs nécessitant une vigilance de tous les instants et une révision chez Bugatti tous les 90 000 kilomètres, une révision qui, après-guerre, sera effectuée chez De Dion Bouton dont ce sera la dernière activité).
La version dite « présidentielle » ne sera exploitée que par l’Etat. Pour le PLM on proposa des WR doubles de plus grande capacité (3 exemplaires), tandis que pour le réseau Alsace-Lorraine, on construisit des triples (7 exemplaires, dont 2 pour AL, 2 ensuite pour l’Etat puis 3 pour la SNCF à partir de 1938). On produisit aussi des WL « classiques » (13 exemplaires pour les 3 compagnies, qui seront ensuite transformés en remorques sans moteurs), puis des WL allongés (28 exemplaires) ou sur-allongés (28 exemplaires aussi).
Les WR doubles ou triples, et les WL allongés et sur-allongés offraient des capacités d’emport de passagers supérieures, mais la visibilité pour le chauffeur devenait presque nulles en manœuvre, nécessitant la présence de d’agents à l’avant et à l’arrière de l’autorail pour guider le chauffeur, voire freiner à sa place, un coût d’exploitation venant s’ajouter à la consommation gargantuesque. Autre problème des Automotrices, outre leur fiabilité moteur : le freinage était certes puissant, mais usait rapidement les plaquettes, nécessitant des changements fréquents (et obligeant le démontage de chaque roue à 12 écrous petits et fragiles). Enfin, circuler dans une Automotrice Bugatti nécessitait de s’accommoder du bruit des moteurs, et surtout de l’odeur entêtante du mélange essence/éthanol flottant dans la cabine.
Les Automotrices Bugatti avaient cependant, à leur début et sur certaines lignes, une image haut de gamme, avec notamment sur les WR de l’Etat, une cuisine permettant de déjeuner à bord. Elles permettaient de rejoindre les lieux de villégiatures comme Deauville l’été, ou de correspondance vers Paris pour les riches passagers des transatlantiques abordant au Havre. Le PLM destinait tout d’abord ses Bugatti pour un Paris-Lyon rapide, pour finalement lui faire rejoindre Paris à Clermont-Ferrand via la ville d’eau de Vichy, ou les faire circuler sur la côte d’Azur. Dans l’Est, les WR et WL assureront les liaisons de Strasbourg vers Paris ou Mulhouse, puis de Metz vers le Luxembourg, entre autres. L’Etat fit aussi circuler ses Bugatti dans l’Ouest, où les trajets varieront, entre Nantes, La Rochelle, Poitiers et diverses destinations.
Dès septembre 1939, les Automotrices Bugatti seront immobilisées, pour ne reprendre du service qu’après guerre, fin 1945. C’est à cette époque que les WL « classiques » seront transformés en remorques pour accroître les capacités des autres WL ou des WR. Ces fameux WR de 800 chevaux quitteront le service entre 1952 et 1953, ne laissant plus que des WL en activité, et ce jusqu’en 1958, date à laquelle les dernières Automotrices quitteront les rails français. Ces derniers WL assurait des liaisons Poitiers-La Rochelle, Paris-Le Havre, Strasbourg-Metz ou Bale, Metz-Luxembourg, Nantes-Poitiers, Nantes-Limoges ou Nantes-Sables d’Olonne (en été), et enfin Paris-St Etienne ou Clermont-Ferrand. Enfin, un unique exemplaire restera actif au sein de la SNCF jusqu’en 1972 en sa qualité de véhicule de vérification des signalisations.
La dernière Automotrice avant sa destruction, en gare de Lodève (source: the Bugatti Revue)Un seul exemplaire est aujourd’hui conservé à la Cité du train à Mulhouse, tandis que, jusqu’au début des années 80, un exemplaire « pourrissait » en gare de Lodève avant d’être ferrailler sans avoir pu être sauvé. Pourtant, cette Automotrice aura marqué les esprits de générations de voyageurs, transportant à des vitesses inconnues (avant guerre du moins) pendant 25 ans tout ce que la France comptait de vacanciers, de gens de la haute ou de petite extraction, partageant ensemble le plaisir de rouler en Bugatti le temps d’un voyage, même si, sur la fin de son exploitation dans les années 50, l’aura avait disparu : les Autorails toutes marques confondues étaient devenus – à tort – dans l’imaginaire populaire des « Michelines »…
Pour tout savoir sur l’Automotrice Bugatti, je vous conseille cet excellent site malgré ses couleurs criantes et son ergonomie
Merci à Freddy Ménard pour m’avoir fait repenser à ce sujet.