Disons-le sans ambages : Audi, telle que nous la connaissons aujourd’hui, doit absolument tout à la Quattro, dont la première apparition date d’il y a exactement quarante-quatre ans et qui constitue une impeccable synthèse de tout ce sur quoi la firme aux anneaux a lentement bâti sa réputation : ingénierie de haut vol, technicité et innovation, performance, qualité de construction et, bien sûr, succès en compétition. Sans crier gare, ce coupé aux formes un peu balourdes a enclenché une authentique révolution technique en même temps qu’il permettait à son constructeur de gravir la première marche du très long escalier au sommet duquel BMW et Mercedes-Benz le toisaient encore et qui allait le conduire vers ce qui s’appelait le « haut de gamme ». Comment imaginer, alors, que cette obscure sous-marque de Volkswagen allait s’avérer capable de lancer une voiture de sport sans aucun équivalent sur le marché, de remporter quatre titres en championnat du monde des rallyes et d’ouvrir de nouvelles perspectives dans lesquelles ses concurrents seraient bientôt contraints de s’engouffrer à sa suite ?
Le premier 4x4 sportif
Il y a belle lurette que le nom « Quattro » ne désigne plus un modèle en particulier, mais est devenu un suffixe désignant les variantes à quatre roues motrices de la gamme Audi, qu’il s’agisse de la « vraie » transmission Quattro des origines, conçue pour les moteurs longitudinaux, des systèmes à coupleur Haldex équipant les voitures à moteur transversal, voire même de certains bathyscaphes électrifiés qui pullulent désormais dans le catalogue d’Ingolstadt. C’est la raison pour laquelle la voiture au volant de laquelle Michèle Mouton, Hannu Mikkola ou Walter Röhrl s’illustrèrent dans le cadre du championnat du monde des rallyes est rétrospectivement appelée « Ur-Quattro » par les amateurs – le « Ur » qualifiant, en quelque sorte, l’objet originel dans la langue de Goethe. Car plus de quatre décennies se sont écoulées depuis la présentation de l’auto au Salon de Genève 1980, sous la forme d’un coupé fastback établi sur la base de la berline 80 « B2 » commercialisée deux ans plus tôt et dont l’Auto-Journal, sous la plume d’André Costa, avait ainsi titré son premier galop d’essai : « Le 4×4 à l’assaut de la voiture de sport ».
Quattro forever
Les conclusions du célèbre essayeur sont dépourvues d’ambiguïté : « Tout comme avec l’engin le plus poussif, il est ici possible d’écraser quasiment sans retenue l’accélérateur en cours de virage. Avec une voiture à deux roues motrices aussi puissante, cela se traduirait immanquablement par une mise en travers ou par un « tout droit » dangereux. Avec la Quattro, la voiture se contente d’accélérer puissamment en conservant sa trajectoire avec une ténacité stupéfiante. » Toutefois, dans le même numéro de l’A-J, on apprend que le père de la Quattro – est-il nécessaire de rappeler qu’il s’agit du légendaire Ferdinand Piëch ? – considère que l’avènement de celle-ci constitue un événement aussi important que l’apparition des freins sur les quatre roues dans les années 1920… Avec le recul du temps, cette assertion semble à tout le moins exagérée car, contrairement à ce que certains croyaient à l’époque, la transmission intégrale ne s’est pas généralisée, loin s’en faut, en dépit des avantages de la formule en matière de sécurité active. Il est vrai que la création de l’ESP a changé beaucoup de choses… Dans la foulée d’Audi, plusieurs constructeurs ont eux aussi lancé des modèles à quatre roues motrices « full time », avec des fortunes diverses et, dès le milieu des années 1990, la plupart d’entre eux (Renault, Opel ou le groupe PSA) y avaient plus ou moins renoncé. Rien de tel en Bavière, où le « Quattro » ne s’est pas borné à une errance du marketing ou à un vulgaire effet de mode ; la transmission aux quatre roues fait à tout jamais partie de l’ADN d’Audi…
Entre la Range Rover et la Porsche
Elle a même amplement contribué à édifier l’identité de la firme, plutôt du genre insaisissable depuis sa renaissance inespérée sous l’égide de Volkswagen, en 1965, le géant de Wolfsburg utilisant sa filiale (à laquelle fut rattachée NSU dès 1969) comme une sorte de laboratoire destiné à expérimenter des solutions techniques inenvisageables sous le label VW. De la sorte, quinze ans durant Audi va laborieusement se construire une image de marque sérieuse, certes pétrie de rigueur technique, mais réfractaire à toute innovation réelle (à titre d’exemple, la malheureuse Ro 80 fut commercialisée jusqu’au terme de sa carrière sous la marque NSU) jusqu’au moment où, fraîchement débarqué de la maison Porsche, Ferdinand Piëch fut nommé à la direction du développement technique du constructeur, en 1972. Quatre ans plus tard, le cinq-cylindres Audi poussait ses premiers vagissements sous le capot de l’anodine berline 100 « C2 », avant que la 200 5T, en 1979, n’en adopte la première version suralimentée, annonçant déjà le moteur de la Quattro alors à l’étude. En ce temps-là, les voitures européennes à moteur turbocompressé ne sont pas légion, mais c’est bien la transmission de l’engin qui recèle l’innovation décisive voulue par Piëch, dont le raisonnement est imparable : il s’agit d’adapter à un véhicule de tourisme la transmission aux quatre roues jusqu’alors réservée aux modèles tout-terrain, l’objectif consistant à exploiter le bénéfice obtenu en termes de motricité, non pas dans le but de crapahuter hors goudron mais, bien au contraire, afin d’améliorer le comportement de l’auto sur route ouverte !
Le coup de génie de l’ingénieur Piëch
Bien entendu, le principe retenu est celui d’un 4×4 permanent, par opposition aux systèmes enclenchables encore nombreux à l’époque ; modèle de route également destiné à la compétition au plus haut niveau, la nouvelle Audi ne saurait se contenter d’une solution aussi rustique ; son conducteur devra pouvoir compter en toutes circonstances sur les avantages d’une authentique transmission intégrale. Piëch et son équipe n’ont pas à aller chercher bien loin pour s’en procurer les composants ; le confidentiel VW Iltis, initialement développé pour la Bundeswehr et vainqueur du Paris-Dakar 1980, dispose d’une chaîne cinématique bien plus sophistiquée que ses rivaux, notamment japonais. L’ingénieur Jörg Bensinger a en effet conçu un système permettant de distribuer le couple aux quatre roues, selon une répartition fondamentale de 50/50 entre les deux essieux, l’ensemble comportant un différentiel interponts – indispensable pour permettre un entraînement permanent des quatre roues –, celui-ci étant blocable manuellement, de même que le différentiel arrière, atout précieux pour se sortir de certaines situations extrêmes, dans la boue ou la neige par exemple. Lorsque la Quattro apparaît, seuls Subaru et, dans une moindre mesure, AMC proposent des modèles de tourisme à quatre roues motrices. L’originalité de la démarche des Allemands consiste à concevoir la première Audi ainsi gréée comme une authentique voiture de sport, dont les premières sorties en course laissent au demeurant entrevoir le potentiel – rappelons qu’au début de 1981, la voiture remporte sans coup férir les six premières épreuves du rallye Monte Carlo, courues sur la neige… avant qu’Audi remporte le championnat du monde des rallyes en 1982 et 1984, tandis que Hannu Mikkola et Stig Blomqvist s’arrogeaient le titre pilotes, respectivement en 1983 puis 1984. L’issue est implacable : malgré le baroud d’honneur de la Lancia 037, après la Quattro, tous les compétiteurs aligneront des voitures à quatre roues motrices.
Quatre roues motrices pour tous (ou pas)
Avec ses 200 ch, la Quattro de route pourrait théoriquement, si l’on se borne à considérer la puissance nominale de l’engin, se mesurer aux BMW 628 CSi (184 ch), Mercedes 280 CE (185 ch) ou Opel Monza 3.0 E (180 ch). Mais, à la vérité, l’auto ne connaît aucune rivale européenne véritable et il faudra attendre la sortie de la Porsche 911 Carrera 4, sept ans plus tard, pour qu’un autre coupé sportif à quatre roues motrices rejoigne Audi dans une catégorie décidément peu fréquentée. Notre Ur-Quattro, qui va recevoir en 1989 une culasse à 20 soupapes en guise de feu d’artifice final, est alors à son couchant mais, depuis sa naissance, sa transmission a largement essaimé chez Audi, y compris dans de paisibles berlines 100 animées par un modeste quatre-cylindres de 90 ch – tentative émérite de proposer la sécurité octroyée par les quatre roues motrices à une clientèle peu concernée par la quête de performances, à un moment où ni BMW, ni Mercedes ne sont en mesure de répliquer (il faudra attendre 1985 pour que Stuttgart propose son système 4MATIC et que Munich présente sa 325iX, les deux concurrents d’Audi limitant leur offre aux mieux motorisés de leurs modèles). La maîtrise de la suralimentation – plus tard associée aux culasses multisoupapes –, l’atypisme du cinq-cylindres et la transmission Quattro ont permis à Audi de développer des modèles de plus en plus performants, sans avoir à subir les problèmes de motricité rencontrés par les conducteurs de tractions puissantes telles que les Lancia Thema, Renault 25 ou Saab 9000. Pour parvenir à se ménager une place aux côtés de BMW et Mercedes, il fallait défricher un chemin inédit, s’extraire du classicisme ingénierial alors en vigueur, imposer une nouvelle approche. Désormais considérée, à juste titre, comme un jalon historique, la cote de la Quattro s’est mise à grimper et il faut désormais prévoir une enveloppe de 50 à 60 000 euros pour acquérir un bel exemplaire – c’est-à-dire autant qu’une Porsche 964. Choisis ton camp, camarade !
Texte : Nicolas Fourny