Pegaso Z102/103: cheval ailé contre cheval cabré !
Si l’industrie automobile espagnole se limite à Seat aujourd’hui, elle jouit pourtant d’une histoire intéressante et néanmoins méconnue. Qui se souvient que Hispano-Suiza fut dès l’origine une marque espagnole, que Fasa construisait des Alpine (lire aussi : Les cousines étrangères de la Berlinette), ou que Barreiros, sous l’impulsion de Chrysler, produisit des Dodge, et surtout, que Pegaso, avec ses Z102 et Z103, fit trembler un temps Enzo Ferrari dans les années 50 ?
Pegaso, voilà la marque qui nous intéresse aujourd’hui. Oh, je sais, ce doux nom issu de l’antiquité grecque vous fera irrémédiablement penser à des camions, et vous aurez raison, puisque c’est la raison sociale de l’Enesa, la société qui chapeaute la marque. Mais sous l’impulsion d’un étrange personnage, Wilfredo Ricart, la société étatique (dépendant de l’INI, l’Institut National pour l’Industrie) va se lancer dans la fabrication d’un coupé (décliné par la suite en cabriolet) capable de rivaliser avec les meilleures italiennes…
La Z102 carrossée par Enesa/pegaso et présentée en 1951 au Salon de Paris !L’Italie justement, parlons-en. C’est là-bas, avant guerre, que Wilfredo Ricart va se faire un nom. Après quelques tentatives automobiles dans son propre pays, « Don Wilfredo » va s’exiler dans la botte et exhiber ses talents d’ingénieur chez Alfa Romeo. Il s’engagera là-bas dans d’incroyables recherches sur les moteurs d’avions, mais aussi sur les moteurs de course, avec un V16 à 4 soupapes par cylindres (soit 64 en tout) destiné à la compétition. Enzo Ferrari qui voit en Ricart un rival, tentera de l’écarter sans succès. Heureusement pour lui, le V16 de Ricart ne verra jamais le jour, entre la mort d’un des pilotes d’essai, et la Seconde guerre mondiale.
La Z102, carrossée par Touring (la plus répandue)Lorsqu’en 1946 l’INI lance l’Enesa sur les cendres d’Hispano-Suiza à Barcelone, c’est à Ricart qu’on fait appel pour diriger l’affaire, auréolé de sa gloire italienne. Ricart n’oublia pas ses amitiés transalpines, et accueillit à bras ouverts nombre de cadre et ingénieurs d’Alfa fuyant une Italie où il ne faisait pas bon avoir collaborer avec le régime fasciste, et trouvant en Espagne un havre de paix d’une grande tolérance (!).
Touring toujours !Au pouvoir depuis 1936, le Général Franco dirige d’une main de fer l’Espagne avec de sacrées tendances fascistes (l’Allemagne nazie, avec la Légion Condor, avait grandement aidé à la victoire durant la guerre civile!) mais sa neutralité durant la Seconde guerre mondiale lui permit de rester au pouvoir sans être inquiété par les Alliés, au prix d’une certaine autarcie. La construction d’une industrie nationale est une priorité pour lui, d’où la création de l’Enesa, les poids-lourds étant essentiels au développement du pays. Il n’est cependant pas insensible à l’idée de prestige, et lorsque Wilfredo Ricart soumet l’idée à Franco via la construction d’une automobile de prestige espagnole, le Général valide l’idée.
Touring, tout comme l’espagnol Sera et le français Saoutchik, proposera aussi une version Spider !Franco opte pour la fabrication d’une limousine de luxe puissante, qui servirait aux administrations, à l’accueil des délégations étrangères, et aux ambassades espagnoles partout dans le monde. Mais Ricart, qui garde une certaine rivalité avec Ferrari et voit son rival installer sa nouvelle marque grâce à son prestige et ses victoires sportives, réussit à convaincre le Caudillo de changer son fusil d’épaule. Après quelques sketchs d’une limousine Z101, l’heure est à l’étude du coupé Z102 à partir de 1950 !
Saoutchik donner une ligne particulière et baroque à la Z102 !L’idée de Ricart est simple : produire le meilleur, de la meilleure qualité possible, à un tarif très élevé, de manière à apprendre le plus possible quitte à ce que ce soit en très petite quantité. Bref asseoir la marque par le prestige d’abord, puis passer à une production plus vaste avec d’autres modèles. Dès 1950, un premier prototype de coupé, dessiné en interne, sort des ateliers, puis la fabrication commence à partir de 1951.
Saoutchik réalisa aussi une version cabriolet !On peut réellement parler d’un véhicule espagnole, puisque quasi l’intégralité des pièces, moteur compris, seront de fabrication locale, mis à part les jantes (Borrani), les freins (Lockheed) ou le système incendie (Bosch). Le moteur, inspiré par Ricart, est un V8 qui sera proposé en plusieurs versions au cours des années : 2.5, 2.8, ou 3.2 litres développant de 160 ch à 200 ch pour les versions civiles, puis jusqu’à 355 pour les versions de compétitions. 5 modèles sont construits et présentés en septembre 1951 au Salon de Paris. N’oublions pas que Ferrari n’avait été créée qu’en 1947, et qu’en 1951, les positions n’étaient pas encore figées. Et la rivalité entre Ricart et Ferrari explique sans doute le choix du nom et du logo de Pegaso : un cheval ailé ne vaut-il pas mieux qu’un cheval cabré ? En tout cas, Pegaso impressionne en cette fin d’année, et l’avenir semble plutôt radieux.
Sauf que… bien que techniquement au point, et sur le papier ultra-performante (un prototype de Z102 Spyder atteint les 250 km/h, vitesse incroyable à l’époque), la haute qualité rêvée par Ricart n’est pas toujours là, et le look n’est pas encore vraiment au point. Heureusement, d’autres fées vont se pencher sur le berceau du bébé : le carrossier espagnole Sera réalisera des versions cabriolets, le français Saoutchik, lui, réalisera des coupés et cabriolets un brin baroque, tandis que le gros de la production sera carrossée par l’Italien Touring. Vers la fin de la production, une variante Z103 puissamment motorisée, avec des V8 oscillant entre 3.9 et 4.7 litres disposant de plus de 300 ch vut proposée. Mais il était trop tard.
La Z103 fut carrossée par Touring: notez son pare-brise « panoramique » !Malgré la volonté initiale de « payer pour apprendre », les Z102 et Z103 s’avèrent être un gouffre financier, et l’Enesa, malgré sa volonté de prestige soutenue par le gouvernement, n’a pas les moyens de supporter plus longtemps un tel effort qui grève les investissements de la division poids-lourds. La production cesse donc en 1958, après seulement 86 exemplaires (dont 28 cabriolets) vendus. Cependant, en tout, près de 125 châssis et carrosseries avaient été fabriqués… le rebut sera donc soit détruit, soit revendus… Ce qui explique que certaines Pegaso « non-officielles » aient pu rouler, souvent avec des moteurs Alfa Romeo.
En 1990, Enesa sera racheté en par Iveco, et le nom commercial disparaîtra en 1994. Pourtant, en 1991, un groupe d’investisseurs tenta de relancer la marque avec une réplique de Z103 motorisée par un V8 Rover de 3.9 litres, dans une version cabriolet. La fabrication, d’abord confiée à l’Anglais IAD, devait revenir en Espagne une fois la première série vendue. Mais les ventes restèrent bloqués à 11 exemplaires seulement.
Bref, autant dire que vous offrir une Pegaso, fut-elle d’origine ou simple réplique, ne sera pas aisé. Mais après tout, si vous avez les moyens, le temps, et l’envie de faire briller l’industrie automobile espagnole, pourquoi pas ?