Opel Commodore GS/E : une étrange affaire
De nos jours, les grandes Opel d’autrefois ont sombré dans un oubli à peu près total, comme tant d’autres berlines haut de gamme portant la marque de constructeurs généralistes. Ne s’en souviennent que les collectionneurs avisés et les passionnés du Blitz — peu nombreux, il faut le reconnaître, en dehors de l’Allemagne. Et pourtant, il fut une époque où la filiale européenne de la General Motors entendait encore se donner les moyens de lutter à armes égales avec les références déjà solidement établies qu’étaient Mercedes-Benz et BMW. Je vous parle là d’un temps déjà ancien, mort depuis longtemps, je vous parle de saisons désormais cinquantenaires, de vitesse libre, d’insouciance et de gaîté ; je vous parle de six cylindres capiteux, de chromes, de toits en vinyle noir et d’une fiche technique hésitant entre ambition et candeur ; en deux mots, je vous parle de l’attachante et méconnue Commodore GS/E !
Les charmes de l’atlantisme
Le nom de Chuck Jordan n’est pas, loin s’en faut, le plus célèbre de l’histoire de l’automobile, pour le grand public tout du moins. Les amateurs savent, en revanche, ce qu’Opel lui doit, bien que son passage à la tête du design de la firme de Rüsselsheim ait été particulièrement bref. Il lui aura suffi pour piloter la création de plusieurs modèles marquants, dont le duo Rekord D/Commodore B présenté en 1972 et qui, selon une logique nomenclaturale imparable, a pris la suite des Rekord C et Commodore A. Quand on compare les deux séries, la modernité de la plus récente saute aux yeux : œuvre de David R. Holls — qui devait par la suite devenir le designer exécutif de GM —, sa ligne de caisse notablement abaissée, la générosité de ses vitrages, l’efficace simplicité du dessin ancrent résolument l’auto dans la nouvelle décennie, périmant sans vergogne l’américanisme quelque peu maniéré de sa devancière. Et pourtant, il est difficile de nier le cosmopolitisme de ce style, commercialisé d’ailleurs sur plusieurs continents sous une flopée de dénominations et, a priori, aussi compatible avec les attentes des conducteurs de Bourg-en-Bresse que de Bremerhaven ou de Canberra…
À l’instar de la génération précédente, la Rekord était disponible avec un choix de moteurs quatre cylindres (essence et Diesel), tandis que la Commodore incarnait en quelque sorte le haut de gamme de la série, n’étant proposée qu’avec le six cylindres maison. Il lui fallait bien évidemment traduire cette suprématie mécanique par une décoration appropriée et c’est la raison pour laquelle la voiture se trouva nantie d’accessoires destinés à valoriser la spécificité de son positionnement. Ses enjoliveurs de roues spéciaux, sa calandre cerclée de chrome, son toit recouvert de simili et le traitement de son panneau arrière permettaient de la différencier de sa sœur de gamme. Son habitacle n’était pas en reste : placages en bois (du faux, ne rêvez pas) et moquette épaisse conjuguaient leurs efforts pour restituer une atmosphère pas encore réellement cossue, mais plus tout à fait roturière — à cet égard, l’influence américaine du populuxe se faisait nettement ressentir. Cela étant dit, ces détails d’accastillage ne pouvaient évidemment, à eux seuls, rendre la Commodore désirable ; c’est sous le capot que les choses sérieuses résidaient…
Un six cylindres, sinon rien !
Au début des années 1970, la notion de downsizing n’existait pas, le turbocompresseur n’en était qu’à ses balbutiements et personne n’aurait eu l’idée saugrenue de glisser un minuscule trois cylindres sous le capot d’une grande routière. Bien au contraire, le célèbre principe selon lequel « rien ne remplace les centimètres-cubes » faisait alors rage et, lorsqu’il s’agissait de s’en aller quérir de la puissance supplémentaire, la recette était simple : un groupe de taille plus conséquente facilitait considérablement la tâche des motoristes. La Commodore B ne fit pas exception à la règle en reprenant le moteur tout en fonte de 2490 cm3 qui officiait déjà sur la version A. Donné pour 115 chevaux dans son exécution de base, il en proposait 130 sur la variante GS, qui alignait deux carburateurs (contre un seul sur l’entrée de gamme). Cette GS était de surcroît équipée de roues d’aspect plus sportif — ce qui n’était pas difficile… —, de freins avant à disques ventilés, de projecteurs à longue portée et d’une calandre noire, ce qui suffisait à dynamiser l’ensemble.
À l’étage au-dessus, la GS 2800 recevait exactement la même présentation, mais son moteur, réalésé à 2784 cm3, offrait quant à lui 142 chevaux et une valeur de couple sensiblement plus favorable (22 mkg à 3400 tours/minute contre 19 mkg à 4000 tours pour le 2,5 litres). Enfin, la GS/E, qui nous intéresse principalement ici, faisait appel au même bloc, mais alimenté par une injection Bosch. Résultat : 160 chevaux à 5400 tours, c’est-à-dire le même niveau de puissance qu’une Mercedes 280 (à carburateur) contemporaine, et 15 unités de plus qu’une BMW 525…
Sans prestige, donc introuvable
Afin de fixer les idées de chacun, rappelons qu’à l’automne de 1975, la Commodore GS/E berline (un élégant coupé deux portes était également disponible avec l’ensemble des motorisations) était tarifée 46 870 francs sur le marché français, contre 45 600 francs pour la BMW et 55 200 francs pour la Mercedes — la Peugeot 604 coûtant alors 41 700 francs. On le voit, l’auto n’était pas bradée, en dépit d’une fiche technique moins aboutie que celle de ses rivales, son essieu arrière tristement rigide n’étant que très imparfaitement compensé par la suspension dite « Tri-Stabil », pompeuse dénomination surtout destinée à dissimuler le retard d’Opel en matière de liaisons au sol. Il n’était cependant pas indispensable de séjourner longuement à bord de la GS/E pour en constater les conséquences, les réglages de suspension s’avérant excessivement durs. Il fallait toutefois bien cela pour transmettre correctement la puissance au sol, les capacités du 2,8 litres dépassant de beaucoup celles du catarrheux 1,9 litre de la Rekord et, sur le sec du moins, l’engin se comportait de façon plutôt convaincante. Bien entendu, sur sol mouillé, ce n’était plus la même limonade mais, en l’espèce, les voitures de Munich ou de Sochaux n’étaient pas forcément mieux loties, en dépit de châssis plus élaborés…
En substance, il semble impossible d’aborder la GS/E ni comme une authentique voiture de luxe, ni comme une voiture de sport ; elle fait partie de ces modèles — plutôt rares — qui s’approchent timidement du grand tourisme mais sans oser complètement y prétendre. Son appartenance à la gamme d’un constructeur de masse transparaît à travers trop de détails pour qu’elle ait pu réellement concurrencer des firmes à la réputation solidement ancrée dans l’esprit de sa clientèle potentielle. Néanmoins, sa rusticité ne l’a pas empêchée de faire preuve d’une ambition sincère car, lorsqu’on analyse le marché européen de l’époque, on constate que le coupé GS/E, en particulier, n’avait guère de rivaux directs, la Ford Granada 3 litres ne pouvant rivaliser en termes de puissance pure, tandis que la Peugeot 504 se voyait lourdement handicapée par le rendement très perfectible du V6 PRV première mouture. Rapide — les 200 chrono étaient à sa portée —, relativement bien équipée, avec notamment une direction assistée livrée de série, une instrumentation complète et des sièges extrêmement confortables, la plus puissante des Commodore témoignait d’une réelle volonté de bien faire, à défaut de pouvoir prétendre à un quelconque raffinement. Bien sûr, avec son spoiler un peu trop agressif, ses bandes décoratives latérales et ses optiques supplémentaires que l’on eût pu croire prélevées chez un accessoiriste, l’auto manquait de classe mais, de nos jours, ces détails ont cessé d’abîmer son image pour en renforcer le caractère et en sceller l’authenticité. Il importe de savoir que cette auto a existé et, avec les atouts inégaux que sa tutelle germano-américaine avait bien voulu lui donner, a courageusement livré bataille sur un marché qui n’était pas encore complètement verrouillé.
Produite à plus de 140 000 exemplaires en seulement cinq ans, la Commodore n’a certes pas à rougir de son bilan commercial, surtout si on compare ce chiffres avec les résultats obtenus par certaines de ses concurrentes françaises. La génération « C » qui lui succéda en 1977 modéra sensiblement ses ambitions et plongea dans un anonymat dont elle ne devait plus jamais sortir ; ses véritables héritières ne sont autres que le duo Senator/Monza, dont le succès fut moindre. Avec le recul du temps, c’est bien la Commodore « B » qui apparaît comme la plus convaincante de la série, par l’étendue de son offre, des performances à la hauteur, des qualités routières dans la bonne moyenne et des compétences générales somme toute honorables. Elle demeure capable de prodiguer un grand plaisir de conduite et peut constituer un outil spécialement réjouissant, pour l’amateur de longues étapes autoroutières comme pour les adeptes du contrebraquage. Le plus difficile, ce sera de parvenir à en trouver une : sur un important site allemand d’annonces automobiles, à l’heure où nous écrivions ces lignes, seuls sept exemplaires de cette génération étaient proposés à la vente. Pour les amateurs, c’est très probablement dans cette direction qu’il faudra orienter les recherches et, comme souvent, privilégier les voitures en excellent état ou restaurées avec soin, pour lesquelles il faudra prévoir une enveloppe de 15 à 20 000 euros. Bonne chasse !