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Matra-Simca/Talbot Rancho : opportuniste et visionnaire
PAUL CLÉMENT-COLLIN - 14 oct. 2020On garde en mémoire la Renault Espace comme symbole du génie créatif de Philippe Guédon mais, en réalité, l’idée la plus brillante à mes yeux du dynamique directeur de la filiale automobile de Matra, sise à Romorantin, reste l’étonnant Rancho. Lancer en 1977 un SUV avant l’heure, dérivé d’un vieil utilitaire et rendu sexy par la magie de l’artifice, tout en rencontrant un succès certain avec une proposition jusqu’alors inconnue, il fallait le faire. Un succès tel qu’on peut même se demander pourquoi le Rancho n’a jamais eu de successeur.
Le Rancho relève vraiment de la vision : Philippe Guédon en est sûr, il existe une place pour un véhicule de loisir fun et tout-chemin. On ne parle pas ici des “petits utilitaires” devenus par hasard des véhicules branchés destinés aux stations balnéaires, comme la Citroën Méhari ou les Renault Rodéo 4 et 6, mais bien d’un compromis entre les 4×4 classiques à vocation utilitaire ou militaire et l’étonnant Range Rover, beaucoup plus luxueux mais toujours doté de capacités de franchissement. À bien y réfléchir, il n’existe rien de tel que le Rancho au moment de sa conception et ce projet se révèle véritablement l’ancêtre du SUV d’aujourd’hui : offrir un look de baroudeur, sécurisant (à défaut de l’être vraiment), tout-chemin (mais pas forcément à transmission intégrale), pour un tarif quasi équivalent à celui d’une berline.
Compléter la Bagheera avec un modèle de niche
Revenons dans les années 60. Au début de cette décennie, Philippe Guédon travaille chez Simca et participe à un projet fascinant, qui deviendra en 1967 la Simca 1100. Cette voiture, tout comme la Peugeot 204, est un modèle bien né et s’engouffre sur le marché des berlines “moyennes”. Guédon connaît les qualités de la future voiture de Poissy, mais l’aventure l’appelle. En 1965, après une rencontre avec Jean-Luc Lagardère, fringant patron du groupe Matra, il décide de tenter l’aventure Matra Sport, sa filiale automobile. Afin de tirer un trait sur la filiation René Bonnet, Guédon va travailler sur une nouvelle “voiture des copains” (Europe 1 fait déjà partie du groupe Matra, qui deviendra Lagardère quelques années plus tard) : la Matra 530. En 1969, Matra signe un accord avec Chrysler Europe (propriétaire de la marque Simca en France). On a compris à Romorantin qu’il faut l’appui d’un grand constructeur pour survivre.
Chrysler Europe entre à cette occasion au capital de l’entreprise (35 % directement, 10 % par l’intermédiaire de Simca) tandis que, désormais, les produits Matra porteront aussi l’appellation Simca, tout en bénéficiant du réseau de distribution de la marque. Ainsi naîtra la Bagheera en 1973, petit coupé sportif doté de moteurs “Poissy”. Avec ce nouveau modèle, Matra passait d’un stade quasi artisanal à celui de constructeur. Sans rentrer dans la production de masse, l’entreprise changeait de dimension.
La très rare version découvrable du Rancho (en haut)Pour continuer à grandir, Philippe Guédon réfléchit donc à un nouveau produit. Comme la Bagheera, il doit se trouver sur un marché de niche, complétant l’offre Simca et évitant de tomber dans une concurrence frontale avec un autre grand constructeur. Ainsi, ses réflexions partiront dans plusieurs directions. La première aboutira au Rancho, la seconde à l’Espace, sur deux créneaux n’existant pas encore : celui du véhicule de loisir et celui du Minivan (qui deviendra ce qu’on appelle le monospace). Mais n’anticipons pas. La Bagheera était une pure création Matra : seul le moteur (et divers accessoires) provenait de chez Simca, tandis que son châssis restait “maison”. Pour le Rancho (projet P12), les choses doivent être différentes : partir d’une base existante afin d’en réduire au maximum les coûts.
Le projet P12 d’un véhicule de loisir hors norme
Les ambitions pour le P12 restent modestes (25 000 exemplaires en tout) mais le projet doit être rentable (voire très rentable). Quelle meilleure base pour Guédon qu’une voiture qu’il connaît bien : la 1100 (ou du moins sa version utilitaire Pick Up) ? Le Pick Up sur base VF1 est en effet apparu au catalogue Simca en 1975 et s’avère idéal pour transformer la 1100 en Rancho, simplement et tout en restant économique. Il suffira de “créer” une partie arrière spécifique en polyester pour “retrouver” le dessin créé par Antoine Volanis, le designer “maison”. Légèrement surélevé, l’arrière offre de surcroît une exceptionnelle surface vitrée mais ne propose pas de porte arrière, juste un hayon : la Rancho restera (comme l’était à l’époque le Range Rover) uniquement une 3 portes.
Simca comme Lagardère disent banco au programme P12. C’est ainsi qu’est présenté en mars 1977, au Salon de Genève, le Matra-Simca Rancho. Base VF2 Pick Up, moteur de 1308 GT (un 4 cylindres Poissy de 1 442 cc développant 80 chevaux), boîte de vitesses de 1307, le Rancho pioche allègrement chez Simca mais, étrangement, l’accastillage intelligent, les pare-chocs en plastique noir se prolongeant sur les ailes et les passages de roues, la partie arrière lumineuse, les suspensions réhaussées font que l’illusion est parfaite : personne ne se formalise des phares identiques à ceux d’une vieillissante 1100 ni de son capot commun.
Le Rancho rencontre son marché
Quelques mois plus tard, la production est lancée. Les caisses de pick-ups sont d’abord produites à Poissy avant d’être expédiées à Romorantin pour le reste du montage. Si les volumes restent modestes en 1977 (4 194 exemplaires), la mayonnaise prend rapidement et les cadences augmentent à 11 391 unités en 1978, puis 13 707 en 1979. Mais, cette année-là, la donne change. PSA rachète Chrysler Europe, se retrouvant de facto actionnaire de Matra à hauteur de 45 %. Ce qui semble de bon augure a priori sera a posteriori une catastrophe. La crise pétrolière tombe à la même période et PSA se retrouve très fragilisé par ce rachat surprise.
La très rare série Spéciale Davos uniquement vendue en AllemagneChez Matra, le lancement de la Murena est imminent mais on sait déjà que les ventes d’un coupé de cet acabit ne seront jamais aussi bonnes que celles de la Bagheera. On réfléchit à d’autres projets (le futur Espace) et on continue habilement la commercialisation du Rancho. Les ventes se tassent mécaniquement, sous l’effet de la crise, mais la demande est là, soutenue par une politique de développement de la gamme et de séries spéciales. Vendu jusqu’alors en une unique version, le Rancho propose à partir du millésime 1980 une variante X plus luxueuse (enfin plus équipée). Dans une autre logique, l’AS (Affaires et Société) avec sa TVA diminuée et ses simples 2 places fait son apparition au même moment. Mieux, la Grand Raid distille le charme de l’aventure pendant deux millésimes (80 et 81) grâce à son look encore plus baroudeur et son différentiel à glissement limité (entre autres).
Un Rancho sans héritier
Pour l’année modèle 1981, c’est au tour de la version découvrable d’être lancée (y compris en version AS). Elle est aujourd’hui très recherchée, puisque produite une année seulement. Depuis 1980, tous les Rancho portent la marque Talbot-Matra (Simca ayant disparu pour les besoins d’unification des marques du groupe). En mai 1980 apparaît la première série spéciale appelée Loisirs (376 exemplaires) puis, en Allemagne, la série Davos (nombre inconnu). En octobre 1981, c’est au tour du Rancho Midnight sur base X, encore plus luxueux, vendu à 100 exemplaires seulement. Certes les ventes baissent mais restent à des niveaux corrects alors que la voiture est très rentable. Pourtant, l’avenir va s’assombrir. En grande difficulté, Peugeot puis Citroën refusent le projet de monospace de Matra. Si le concept semble prometteur, les finances pour “tenter le coup” ne sont pas là. D’ailleurs PSA a besoin d’argent frais et réfléchit déjà à “tuer” Talbot. Dans ces conditions, le groupe va revendre à Matra les 45 % qu’il détient dans sa filiale automobile. Certes, la production du Rancho continue mais on sait déjà qu’il ne sera pas prolongé, et encore moins renouvelé.
La production cesse en 1983 avec 5 009 exemplaires, dont certains millésimés 1984. Le Rancho n’aura duré que sept années, pour un volume total de 56 457 unités, soit plus de deux fois l’objectif initial. Pas mal pour un véhicule de niche ! On peut cependant regretter la situation de PSA à cette époque-là. Sans cette crise prise de plein fouet au pire moment de son histoire, l’éphémère numéro 1 européen de l’automobile aurait pu prendre pleinement la mesure des pépites de Matra. Certes, le Rancho devait s’arrêter — sa plate-forme datait tout de même de 1967 — mais un successeur aurait été un excellent coup (sur une base de C15 par exemple ?) tandis que l’Espace lui aurait ouvert de nouveaux horizons. Pionnier du SUV et du monospace, PSA aurait eu une sacrée gueule. Difficile cependant de refaire l’histoire : la faillite approchant, il a fallu faire des arbitrages, se séparer des parts dans Matra Automobiles, renoncer au monospace, tuer Talbot et laisser le Rancho sans héritier. Ainsi va la vie du monde de l’automobile.
J’ai possédé 2 Rancho de 78 à 89. À part une motricité perfectible, que de bons souvenirs.