Ferrari 275 GTB : beau comme l’antique
Ferrari 275 GTB. Elle n’a même pas de nom, mais son moteur porte, par habitude, celui de son lointain fondateur. Elle est une machine désignée par sa cylindrée unitaire, trois chiffres, et sa catégorie de compétition, trois lettres. Une Ferrari n’a pas besoin de nom supplémentaire. Elle est un aptonyme aux récits inépuisables.
Une Porsche 906/Carrera 6 blanche, pilote cheveux bruns, lunettes noires, vêtement écarlate, dépasse une voiture pourpre. Extérieur nuit, dominante bleu, sur fond de riviera. La Carrera 6 occupe le premier plan. De l’auto rouge, la cellule surgit au-dessus de l’aile avant-droite de la Porsche blanche et le fragment de caisse visible énonce un hors-champ qui n’en finirait pas. Cette scène de merveille automobile fait la couverture du catalogue Dinky Toys 1967, petits objets au format à l’italienne d’un épais carnet à souche tant manipulé par les petits garçons des 60’s avant de passer à leurs premiers livres de poche. Le registre commercial des jouets est alors forcément « genré » comme on dit aujourd’hui. La scène est continuée sur le premier tiers de la quatrième de couverture. Les phares de la voiture rouge écrasée d’effort sur ses amortisseurs ouvrent la route. La 275 GTB n’a pas dit son dernier mot, mais deux mondes automobiles s’affrontent. Une voiture de course aventurée sur la route rivalise avec une Grand Tourisme faite pour la course.
Des catalogues de jouets aux catalogues d’enchères
La Ferrari 275 GTB du fabricant de Bobigny porte le n° 506 et sa nomenclature la décrit « avec portes, capot et malle ouvrant, roues à rayons, moteur et pièces chromées, phares spéciaux, tableau de bord, suspension, direction, glaces, plancher moulé. L. 100 mm ». Par le jouet, l’illustration, les publications de la presse sportive et automobile, la 275 GTB est son propre véhicule, mais un peu plus encore. Au cœur des années 1960, ces automobiles n’étaient visibles que par des gentlemen drivers et les lecteurs des publications dédiées au sujet. Leur évocation psalmodie toujours des performances, mais justement au prix d’une mutation de registre. Les performances et résultats en compétition qui firent son palmarès, terme suranné mais ce sont bien des palmes que l’on distribue encore à Cannes, durèrent le temps de la courte carrière de tout objet industriel à vocation de dépassement, interminable work in progress. Désormais, les performances d’une 275 GTB, comme tant d’autres, se font autour d’elle, lors de ventes spectaculaires.
Dans les deux cas, l’histoire externe de l’automobile établit deux vies d’usage. La première auto avait une vocation sportive plus élitiste, la seconde à l’usage civil, mais les deux furent l’objet de concupiscences continues exigeant une aptitude irréfragable, savoir piloter, sans réticence, une voiture de course habilitée à la circulation commune, l’implicite relevant de l’évidence : quand on est bien élevé, on ne parle pas d’argent. L’enchère sur un marché prestigieux renouvelle le palmarès et ponctue la deuxième vie, lorsque l’auto s’échappe à elle-même au prix d’enchères permettant d’absorber la gamme actuelle (hors options tout de même). Au reste, on annonçait encore récemment que le châssis n°6 885 GT, assemblé en 1965, appartenant à Preston Henn et exposé dans son Swap Shop de Fort-Lauderdale (Floride), n’aurait d’autre destinée qu’une enchère annapurnienne. La n°6 885 participa cette année-là à la Targa Florio (Biscaldi-Deserti, écurie SEFAC) mais fut non classée, au Nürburgring (Biscaldi-Baghetti), 13ème au général emporté par Surtees et Scarfiotti sur une 330 P2, et au Mans, alignée cette fois par l’écurie Francorchamps, livrée jaune n° 24, où le duo Mairesse-Beurlys (Jean Blaton) emporta la troisième place au classement général, derrière la 250 LM du NART (Masten Gregory et Jochen Rindt) et celle de l’écurie Georges-Marquet (Pierre Dumay et Gustave Gosselin). Le NART, justement, fit courir cette championne que l’on échangeait manifestement avec célérité au Nassau Tourist Trophy aux mains de Charlie Kolb.
L’époque d’une clientèle pour les voitures de course
La 275 GTB était taillée pour la course, mais celle de pilotes dont la seule fortune ne fait pas forcément l’affaire s’ils ne sont pas équipés, femmes ou hommes, « d’un bon coup de volant ». D’entrée, l’usine, parce qu’en automobile, la référence à la manufacture évacue toute imposture extérieure, toute bâtardise industrielle disqualifiant la perfection initiale, assembla des voitures de course qu’elle ne porterait pas sur les circuits. En effet, les carrières de voitures de course ont leur éphémérité. Dès l’origine, l’usine envisagea des modèles « compétition-client », sorte de statut indépendant et privilégié à la fois, puisque l’usine délèguait à des propriétaires compétents la possibilité de la mise à l’épreuve, de l’interprétation par la course de ses créations. Le premier exemplaire de ce type fut la troisième 275 GTB fabriquée (n°6 021), pensée comme matrice d’une douzaine de berlinettes de course en 1965. Le moteur à simple arbre par banc de cylindres différait du modèle civil par le doublement de ses carburateurs et la levée de l’arbre, un gros réservoir emportant 140 litres de carburant et, pour le plumage, une caisse à fine épaisseur d’aluminium continuant le démaigrissement, à l’instar du remplacement des vitrages de lunette arrière et de vitres par du plexiglas. Le bossage ouvert devait oxygéner les 6 Weber. En 1965, trois versions « usine » furent encore assemblées, une vendue à un client, une soumise aux essais et la n°6 885 du Mans. Cette 275 trompait son monde, c’était bien une voiture de course. Elle fut dotée de culasses de GTO/LM, d’un carter sec, de recherche d’allégement dans les parties mécaniques par des pièces en magnésium, d’une structure tubulaire pour porter le pavillon et d’un façonnage de sa plastique en deux registres. L’avant fut étiré de façon presque empirique et les ailes enflées pour faire entrer des roues de 700/14. Les ailes arrière furent percées de trois louvres inclinées dans le même sens que les quatre de la partie postérieure de l’aile avant, sur le modèle initial, et contredites comme des guillemets par les trois du montant de pavillon. Leur graphisme, issu de l’incunable GTO, participa nettement de la dynamique visuelle et la F12 TDF de 2015 en fit une citation ponctuelle sur le galbe supérieur des ailes arrière.
L’usine fournissait encore une douzaine de 275 GTB compétition en 1966, à caisse de série mais en aluminium. Cette année-là, celle du « Mans 66 », l’équipage Piers Courage-Roy Pike plaça la n°29 à la 8ème place, entre la Porsche 906 de Günter Klass et Rolf Stommelen et l’A210 de Henri Grandsire-Leo Cella, à 50 tours, un univers, de l’équipage vainqueur, Bruce Mc Laren-Chris Amon sur GT 40. L’équipage Marchesi-Sinibaldi porta une 275 GTB/C à la 26ème place de la Targa Florio tandis qu’à Monza en 1967, Paul Vestey et Carlos Gaspar occupèrent la 14ème place devant Nanni Galli et Carlo Benelli sur 275 GTB/2 et au Mans Rico Steinemann-Dieter Spoerry de l’écurie Filipinetti tinrent la 11ème place. Elles parurent encore au Mans jusqu’en 1969.
Cette construction n’a rien de standard, ni comme pensée, ni comme forme
Les définitions techniques de la 275 posent une contradiction, tant elle paraît homogène. Elle est berlinette, « coupé sport, abaissé à deux sièges, abaissé » et grand tourisme, c’est-à-dire sportive, luxueuse, à faible production et apte à couvrir de longues épreuves d’endurance. Mais cette Ferrari, si elle semble étroite, n’est pas une petite voiture, longue de 436 cm et à l’empattement courant sur 55 % de sa longueur (240 cm). Sa descendante F12 TDF la dépasse de 30 cm dans ces deux repères et en largeur. La 365 est passée par là, conservant cependant son empattement. Le prototype de 275 fut pensé en parallèle de la 250 LM utilisant le V12 à 60° de la lignée dite « Colombo », le moteur-mère Tipo 125 datant de 1946 fut développé par Giuseppe Busso. Le V12 de 1963 de la GTO produisait 300 ch. Le châssis n°5 149 muni de ce moteur de course constitue l’origine de la 275 dont la dénomination dit, bien entendu, la cylindrée unitaire, puisque les LM et GTO virent la leur augmenter de 30 %. Cette interprétation subtile de l’œuvre en cours, les 250, se retrouve dans les deux voies de la définition mécanique et stylistique, mais la filiation organiserait une interprétation sans cesse reprise. Au cœur de la machine : le V12 ouvert à 60°, de 3 285,72 cm3, à bloc court, 77 d’alésage, soit la limite possible entre deux cylindres et course courte de 58,8. La litanie des détails techniques témoigne du soin méticuleux apporté à cette étape de l’histoire d’un moteur participant de la nature même de Ferrari. Le moteur 213 de la 275 GTB descend de la version course du type 211 des 275 P à moteur central de 1964, mais la puissance de 320 ch est rapportée à 280 ch obtenus à 7 600 t/mn sur la GTB. Le châssis traduit aussi une mutation puisque le cadre plat croisillonné fait de tubes ovales, sorte de quille de l’auto, est prolongé à l’avant et à l’arrière par des structures porteuses tubulaires. C’est ici que la 275 prend son autonomie en regard de ses devancières proches puisqu’elle est munie de suspensions arrière indépendantes.
Le façonnage de la transmission procède aussi d’une archéologie en trois étapes, distribuant les masses entre le moteur dans l’axe longitudinal et l’ensemble boîte-pont de façon rigide en 1964. Cette construction provoquait des vibrations telles qu’on équipa l’arbre de joints de cardan en 1965, et surtout en 1966, sur les modèles commerciaux, d’un tube de liaison enveloppant l’arbre en sorte de rigidifier l’ensemble selon le principe ancien du transaxle, et d’affiner la précision de la sélection. Les amateurs-acheteurs de 275 savaient cela, le voyaient et l’évaluaient, le transposaient en situation avant de l’avoir pilotée. Sa composition technique de recherche d’équilibre venait des monoplaces de course et de la 412 de 1958.
La belle mécanique fait la belle auto, on ne sort pas de là
Ces subtilités mécaniques font les voitures de course, comme la stéréotomie fait la compréhension des voûtes et des organes de la stabilité en architecture. Le choix du douze cylindres en V ouvert à 60° est patrimonial, on n’imagine pas d’arc gothique sans qu’il ne soit brisé. Outre sa qualité d’équilibre, le V12 offre une efficacité de la surface de frappe ainsi augmentée par la multiplication des pistons. Penser aujourd’hui l’éradication de ce type de moteur séculaire, à l’élégance technique consommée, procède du “Nuit du 4 août” mécanique.
Il faudrait pouvoir penser ces Ferrari « sur le papier » ou en châssis-moteur, sans les voir vêtues de leur caisse les voilant comme un Curtain Wall couvre une architecture, pour les envisager avant de les dévisager. La carrosserie Scaglietti assemblait la caisse dessinée par Pininfarina. Elle eut aussi son repentir subtil en 1965 par l’étirement de sa partie avant, au moment où on lui adjoignait la possibilité de six carburateurs Weber double-corps. La force du dessin de Pininfarina repose sur la transposition harmonieuse et énergique dans la filiation de la 250 GTO moins fuselée et au dessin plus pur. La forme disant la fonction, pour filer le poncif, la distribution de ces automobiles à moteur avant dit la manifestation de la puissance. Le moteur, placé en arrière du train avant, est enchâssé dans cette partie qui occupe près de 40 % de la longueur de l’objet. La cellule calée contre le train arrière traduit la poussée. Puissance d’un côté, poussée de l’autre. Le pilote Ben-Hur commande à cet équipage et n’a à considérer que la route ou la piste depuis la verrière de section tronconique du pare-brise. Les longues surfaces lisses sont une expression de ce qui se joue derrière les panneaux de tôle ou d’aluminium, une harmonie technique dont la mobilité n’est la finalité que si son véhicule l’esthétise. Le modelé de l’avant la fait plus mafflue que la 250 GTO et moins « comme il faut » que la 250 GTE destinée à une autre fonction, les deux au plus ancien dessin. Le brutalisme formel de la 275 GTB établit une synthèse entre la 250 GTO à vocation élitiste et la 250 GTE tout en élégance et éducation, mais encore vraisemblable, une Ferrari d’usage si l’expression reste pertinente à ce sujet. Le modelé de la proue, façonné en fuselage enveloppant dans des verrières les deux gros phares, vient signaler le moteur haut placé, en arrière d’eux. Au Salon de Paris 1966, Ferrari présenta la version GTB 4 dont le bossage central traversant le capot sur sa longueur terminait l’énonciation de l’organisation mécanique. Mais c’est déjà là un autre sujet autour du V12 quatre arbres, voiture-racine de la 365 GTB/4 de 1968, celle-ci de cylindrée plus importante.
À Beau de Rochas, reconnaissance éternelle
Près de 250 « nez court » et 205 « nez long », une douzaine de GTB/C et trois GTC dédiées à la compétition furent construites avant 350 exemplaires GTB/4. Les amateurs les disaient encore récemment destinées à être pilotées, poussées dans leurs retranchements, dans des conditions appropriées. Le trafic actuel, malgré la meilleure qualité du réseau routier que dans les années soixante, leur serait hostile. Mais ferait-on naviguer aujourd’hui Pen Duick III (1967) sur le tracé de la Sydney-Hobart 1967, pièce historique avec laquelle Jean-François Coste accomplissait encore le Vendée-Globe en 1989-1990, de bout en bout, moyennant deux mois de navigation supplémentaires ? Cette automobile date de plus d’un demi-siècle, provoque des enchères dépassant les perspectives du commun des mortels tout autant que l’aptitude à la conduite de véhicules à moteur. Depuis le début de sa décennie, le moteur central-arrière commandait à la disposition des voitures de course. Mais l’automobile de Grand Tourisme, littéralement au long court pourvu qu’il soit véloce, conserverait cette architecture pour longtemps, comme deux univers coexistant jusqu’à aujourd’hui, chez Ferrari bien entendu, mais aussi chez Maserati, Jaguar, Aston Martin ou Corvette jusqu’à son renoncement actuel. En 2011, Antoine Compagnon, professeur au Collège de France développait dans son cours annuel de littérature française le postulat de l’année 1966 comme véritable pivot de cette décennie et non la sur-célébrée 1968. Or, 1966, pour l’univers de l’automobile sommitale, c’est l’année de la Lamborghini Miura, c’est