Dodge Viper RT/10 : l'hommage improbable à la Cobra
Il serait exagéré de dire que l’on doit la Viper au français François Castaing, mais il faut bien l’avouer : l’homme avait pris une telle place chez Chrysler grâce à ses succès chez Jeep au sein d’AMC (lire aussi : Jeep Cherokee XJ), sa capacité à mettre en œuvre la fusion Chrysler/AMC et à réorganiser industriellement l’ensemble pour faire passer Chrysler de 59 à 32 mois pour le lancement d’un nouveau modèle qu’il fut d’un grand secours, avec Tom Gale, pour aider Bob Lutz à convaincre Lee Iaccoca de l’intérêt de lancer un fabuleux modèle d’image : la Dodge Viper RT/10 !
Si la fusion avec AMC avait permis à Chrysler de bénéficier des investissements de Renault, de ses usines, de ses plates-formes (oui, celle de la Premier permettra la réalisation de future plate-forme LH, lire aussi : Eagle Premier), de l’intelligence organisationnelle de Castaing et du succès de Jeep, le plus petit des désormais « big three » n’était pas sorti d’affaire pour autant. En bref, les finances n’étaient pas vraiment au beau fixe en cette fin des années 80, et l’orage s’annonçait pour le tout début des années 90, et la firme semblait encore faite de bric et de brocs, avec des Eagle Premier (et bientôt Dodge Monaco) datant de l’ère Renault, des Dodge Omni encore plus anciennes, issues de l’ex-filiale française Simca (lire aussi : Le rachat de Chrysler Europe), et d’une désastreuse tentative dans la voiture de sport « à l’européenne », la Chrysler TC by Maserati (lire aussi : Chrysler TC by Maserati).
Certes, dans la foulée du rachat d’AMC, Chrysler avait racheté la marque sportive de prestige italienne Lamborghini, mais peu de clients faisaient vraiment le rapport entre les monstres de Sant’Agata Bolognese et la vénérable firme américaine. En outre, en cette d’année 1988, Lamborghini semblait encore végéter sur l’ombre de son passé, avec une Countach en fin de vie devenue outrancière (lire aussi : Lamborghini Countach) et une descendance encore dans les tuyaux (la Diablo ne sera présentée qu’en 1990, lire aussi : Lamborghini Diablo).
En gros, Chrysler avait beaucoup d’atouts, mais n’avait pas encore réalisé son jeu. Bob Lutz, qu’on commençait à connaître et toujours dans les bons coups, était convaincu qu’il fallait sortir un véhicule d’image, capable à lui seul de changer le regard des gens sur le Groupe et ses marques ! Il fallait un truc bestial, qui rappellerait la mythique AC Cobra Shelby à l’américain moyen, mais qui monterait surtout le savoir-faire de l’ensemble des entités du groupe.
Cette voiture, il l’avait dans la tête, mais comment convaincre Lee Iacocca, pourtant pas le dernier sur les bons coups lui non plus, de dépenser en ces temps de vaches maigres la modique somme de 80 millions de dollars pour une voiture sans doute vouée à de maigres volumes de production. Pour cela, l’aide de François Castaing (lui aussi enthousiasmé par l’idée, et partisan d’un énorme moteur, lui qui avait participé à l’aventure Renault en F1 ; si l’heure n’était plus au moteur Turbo, celle du V10 était arrivée, lire aussi : les débuts de Renault en F1). Rajoutez à cela le responsable du design, Tom Gale, lui aussi emballé par l’idée de se lâcher sur une bagnole de série à la gueule de concept-car, cela faisait une sacrée task-force initiale pour convaincre le big boss !
Entre 1990 et 1992, des « variantes » furent testées, Pacifica en haut, et VM02 en basLee Iacocca ne fut pas si dur à convaincre. En vieux briscard de l’industrie automobile, il savait que Lutz, Castaing et Gale n’étaient pas des lapins de six semaines. Quand trois gars de ce calibre te disent qu’il faut y aller, c’est qu’il faut y aller. L’accord était obtenu, et les trois lascars montèrent en très peu de temps une « Viper Team » composée de 85 volontaires ingénieurs et designers dédiés au projet délirant d’une Cobra moderne à moteur V10 (tant qu’à faire, autant y aller franco). Leur lieu de travail ? Un espace réservé appelé « la fosse aux serpents » (Snake pit).
Pour le moteur, Lutz et Castaing furent assez malins. La mode en F1 était au V10 ? Va pour un V10. On disposait d’une filiale à l’image encore réelle dans l’esprit du public, et reconnue pour ses talents de motoristes ? Va pour Lamborghini à la conception du « big block » pourtant si ricain dans sa philosophie.
La Viper de série garde toute l’agressivité du concept et c’est tant mieux !Mais il fallait aller vite. Le temps que les ingénieurs italiens bossent sur ce satané V10, aidés par leurs collègues américains, les designers planchaient sur le concept-car destiné à être présenté au public en février 1989, au North America Motor Show de Détroit. Il faut croire que la précipitation est la meilleure des inspirations, car le concept proposé par Tom Gale et son équipe était à quelques détails près proche de la réalité de 1992, celle où la Viper de série serait présentée !
Dès ce 11 février 1989, à Détroit, chacun savait que cette voiture était géniale. Cette ligne fabuleuse, audacieuse et pourtant respectueuse du passé, chaleureux hommage à la Cobra sans en être une copie, délirante par son long capot avant destiné au V10 encore en préparation chez Lamborghini. Non, personne ne pouvait dire du mal de ce concept-car, mais personne ne pouvait réaliser qu’elle serait un jour dans la rue. Trop brute, trop démesurée, trop tout. Une voiture de rêve qui ne deviendrait jamais réalité, voilà ce que Chrysler pondait en ce mois de février. Et pourtant, ils le firent.
La réaction du public ne fit que conforter la Viper Team et les dirigeants de Chrysler de la pertinence du projet. Tandis que Lamborghini préparait le moteur, les premiers prototypes prirent la route, avec des V8 d’origine Chrysler. En février 1990, le V10 était enfin prêt : 8 litres, 394 chevaux, un couple de camion, tout en alu, il est apparenté à celui qui équipera plus tard le Dodge Ram à partir de 1994 (mais en fonte, lui).
Il faudra attendre 1992 pour que la bête soit vraiment prête… Entre temps, il s’en était passé des choses, et le projet aurait pu capoter, faute d’argent : en 1991, Chrysler, pour la première fois, perdait sa troisième place sur le marché américain derrière Ford et GM, au profit de Toyota et Honda. En outre, la firme perdait 895 millions de dollars cette même année. Il faut dire que la création de la plate-forme LH avait coûté 1,5 milliard de dollars ! Ce qui est sûr c’est que bien des constructeurs auraient renoncé à cette coûteuse danseuse. Pas ce Chrysler là, emmené par un Bob Lutz remplaçant Iacocca encore présent, mais sur la sellette (il quittera Chrysler à la fin de l’année) qui n’avaient plus rien à perdre sur ce coup là !
Et puis, le groupe avait un atout : outre la gamme LH à venir (Chrysler Concorde, LHS, 300 M, Dodge Intrepid et Eagle Vision), sa filiale Jeep faisait à nouveau des merveilles avec une voiture prête à enfoncer le clou de la Cherokee XJ : le Grand Cherokee ZJ (lire aussi : Jeep Grand Cherokee ZJ). En automobile, tout est question de cycles et de produits opportunément lancés. Au salon de Détroit de 1992, les deux bombes Chrysler explosèrent : la Dodge Viper RT/10, et le Grand Cherokee ZJ ! Pour la Viper, on s’était en outre attaché les services de Caroll Shelby, plus pour l’image qu’autre chose, histoire de dire: « regarder, c’est la nouvelle Cobra » !
Le temps de se chauffer (292 exemplaires produits en 1992), la Viper devint un carton (commercialisée sous la marque Dodge en général, mais sous la marque sur certains marchés comme en France) : 1043 en 1993, et 3083 en 1994. Fin 1996, un coupé GTS vint compléter la gamme, mais l’effet de mode était terminé, avec 1557 exemplaires en 1995, et 1887 en 1996. Au total, cette première génération de Viper fut fabriquée à 7875 unités : un volume que Lamborghini, revendue en 1994, n’atteindra jamais avec sa Diablo. Et encore, ce n’était qu’un début : la deuxième génération de Viper se vendra à 9256 exemplaires de 1997 à 2002, et la 3ème à 8190 de 2003 à 2006. L’effet de surprise passé (il aura fallu du temps) la Viper retrouvera des volumes plus « normaux » à 2766 pour la 4ème Viper… La suite, on la connaît.
Autant vous le dire tout de suite, la Viper n’était qu’un coup d’esbroufe tant elle était difficile à conduire, gourmande, faite pour la ligne droite, fatigante, usante même. Fragile parfois aussi… Mais elle était la preuve (surtout pour les deux premières générations, brutes de décoffrages) que l’imaginaire était suffisant pour vendre un tel monstre, pas pratique pour un sous et proche d’un concept-car même dans sa version de série, le tout avec une finition à rebuter plus d’une européen. Oui, mais c’est cela la magie américaine : te vendre du rêve, même si c’est difficile, car ce rêve là, tu l’avais pour moitié moins cher qu’une bagnole européenne de même puissance, le look en plus, et le côté canaille qui va avec. La Viper est aujourd’hui morte, vive la Viper !