DAF TurboTwin : un camion en mode Groupe B
Il s’en est fallu de peu pour qu’un camion remporte le classement général du Paris-Dakar en 1987 et 1988. Et ce n’eut pas été le fait d’un concours de circonstances. Au contraire même. S’il n’a pas gagné, c’est peut-être parce que la morale en voulait autrement. Toujours est-il qu’on n’oubliera jamais l’image de ce DAF de 10,5 tonnes dépassant la Peugeot 405 d’Ari Vatanen dans un duel au soleil à plus de 200 km/h.
En 1979, les camions du Paris-Dakar n’ont qu’un rôle d’assistance et de logistique pour certains concurrents privilégiés. Le classement qui leur est dédié dès la deuxième édition se veut purement honorifique, sachant que même la plus rapide de ces dépanneuses du désert restera, par sa fonction, derrière les motos et les voitures. Les gros engins patauds parviennent toutefois à capter l’attention des caméras de télévision par leur allure spectaculaire, autant que par les scènes de galères qu’ils génèrent. En fait, ils incarnent l’âme même du rallye-raid : l’aventure, l’entraide, l’enlisement. C’est en voyant ces images qu’un certain Jan de Rooy se décide à tenter l’expérience. Ce Néerlandais bourru n’est pas totalement inconnu du milieu puisqu’il dirige déjà une importante entreprise de transport et jouit d’une solide expérience de pilote en rallycross.
1984, le Monstre Bicéphale
Pour ses débuts en 1982, de Rooy débarque à Paris dans un besogneux camion de chantier à capot, le DAF N2800, à peine modifié pour la course. Handicapé par un manque évident de motricité dans les dunes, il termine l’épreuve bien décidé à y revenir dans un engin doté d’une transmission intégrale. Ce sera le DAF 3300 4×4 qui, cette fois encore, le déçoit par ses piètres performances. Alors en 1984, il se décide à fabriquer son propre prototype. Le concept ? Un DAF F3300 à propulsion, auquel il adjoint une seconde cabine qui cache… Un second moteur ! Celui de devant entraîne les roues arrière et celui de derrière entraîne les roues avant… Logique quand on y réfléchit. Si le Monstre Bicéphale (Tweekoppige Monster) ressemble à train Corail, notons bien qu’il ne dispose pas d’inverseur de marche, le second poste de pilotage n’étant que factice. L’aventure se solde par un abandon (roulement de roue cassé), mais de Rooy tient désormais la bonne recette.
1985, The Bull
Sur Le Taureau (The Bull) de 1985, la seconde cabine disparait au profit d’un habillage plus léger et aérodynamique. De Rooy termine 2ème de sa catégorie, en dépit d’une pénalité de 15 heures attribuée pour une arrivée hors délai dans une étape qui incluait des passages trop étroits pour son engin. En 1986, le TurboTwin s’éloigne définitivement du camion de série avec sa structure tubulaire en acier, sa carrosserie en polyester et ses deux moteurs montés en en parallèle au centre du châssis. En fait, il serait bien incapable de transporter toute autre cargaison que les trois roues de secours obligatoires situées à son extrême arrière. Durant les deux années qui suivent, ce modèle ne cesse d’évoluer avec diverses modifications visant à faire baisser son poids, descendre son centre de gravité, améliorer son aérodynamisme et augmenter la puissance de ses moteurs. Les deux blocs 6 cylindres en ligne diesel de 11,6 litres sont maintenant alimentés en air par trois turbos chacun, l’un ayant pour unique fonction de souffler dans les deux autres afin d’en réduire le temps de réponse. Les chiffres deviennent affolants : 1.220 ch ; 0 à 100 en 8,5 secondes ; 240 km/h en pointe. Le festival peut commencer.
1987, TurboTwin
En 1987, l’équipe Peugeot débarque sur le Dakar après avoir été éloignée de force du championnat du monde des rallyes suite à l’éviction des voitures du Groupe B jugées trop dangereuses. Les 205 T16 sont modifiées à la hâte et les hommes de Jean Todt se rodent aux spécificités du désert en quelques semaines seulement. En réalité, ils ne sont pas tout à fait prêts, si bien que plusieurs concurrents parviennent à rivaliser comme Patrick Zaniroli (Range Rover), Patrick Tambay (Range Rover) ou Hubert Rigal (Mitsubishi). Sans prétendre suivre leur rythme, Jan de Rooy se distingue en pointant régulièrement dans le top 15 du général. Les médias commencent à sérieusement s’y intéresser. C’est alors que l’impensable se produit. À quatre jours de l’arrivée, tous les prétendants à la victoire restent tanqués dans un redoutable goulet de sable mou, un secteur mythique connu sous le nom de « passe de Nega ». Chaos sur la course. Ce jour-là, aucun des favoris ne coupe la ligne d’arrivée dans les temps impartis et, comme le veut le règlement, tous écopent d’une pénalité forfaitaire de 16 heures. Sur le coup, personne ne s’aperçoit de la performance réalisée par de Rooy. On se rendra compte, à posteriori, qu’il ne s’en est fallu que de deux minutes pour qu’il n’en termine avant l’heure fatidique. Deux minutes, soit nettement moins que le temps qu’il a sacrifié pour sortir la Peugeot de Vatanen d’un ensablement sévère. Deux minutes sans lesquelles le Néerlandais aurait échappé à la pénalité et pris la tête au scratch avec une telle avance que plus personne ne l’aurait revu jusqu’à Dakar.
Les officiels auraient-ils oublié d’arrêter le chronomètre comme le prétendront certains ? Le doute est permis. Quelques jours plus tôt, n’avions-nous pas été surpris de voir Shekhar Mehta faire demi-tour pour venir en aide à son équipier Ari Vatanen en rade loin derrière lui, après avoir été curieusement survolé par un hélicoptère de l’organisation ? On ne le saura jamais. Jan de Rooy termine 11ème du général avec plus de 14 heures d’avance sur le deuxième camion. Il reviendra plus fort encore l’année suivante.
1988, TurboTwin X1
La 7ème étape du Dakar 1988 propose un départ en ligne. Les concurrents s’élancent par vagues de dix dans l’ordre du classement général. Surprise, le DAF 95 TurboTwin X1 s’invite dans le premier groupe. Et pour cause, Jan de Rooy, 3ème au classement général, est en réalité le seul concurrent crédible des Peugeot 405. Jean Todt s’en inquiète ouvertement. Dans un duel de légende à plus de 200 km/h en plein désert, le gros camion dépasse la Peugeot 405. Les images sont surréalistes. Ce soir-là, au terme de la spéciale de 746 km, Ari Vatanen, rouge de colère, fulmine de n’avoir « même pas eu le temps de s’arrêter pisser ». On ne saura jamais ce qu’il serait advenu ensuite, car un drame s’est produit à l’arrière. Peu après le départ de la seconde vague, l’autre DAF de Theo van de Rijt est parti en tonneaux sur une bosse. Le pilote et le mécanicien s’en sont sortis (le second restera tétraplégique) contrairement au navigateur Kees Van Loevezijn, éjecté dans son siège à plus 30 mètres de la cabine. Jan de Rooy ne s’en remettra jamais.
La fin d’une époque
De Rooy quitte le Paris-Dakar 1988 sur le champ. Il n’y reviendra qu’en 2002. Dès l’édition 1989, une nouvelle réglementation limite la vitesse des camions à 150 km/h (puis 140 quelques années plus tard). Ils ne feront plus jamais d’ombre aux voitures. Quelques-uns des monstres de Jan de Rooy sont exposés au musée DAF d’Eindhoven.