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Chrysler 160/180/1610/2 Litres : celle dont on ne doit pas prononcer le nom
Nicolas Fourny - 8 sept. 2020Et pourquoi, nous direz-vous, ne doit-on pas prononcer son nom ? Pour une raison très simple : parce qu’elle n’en a pas ! Privée de toute identité lisible dès sa naissance, conçue sous la tutelle de passions tristes, agrégation hasardeuse de composants disparates, la grande Chrysler-Simca-Talbot n’aura jamais joué que les douzièmes rôles durant toute sa carrière. Et pourtant, comme tant d’autres modèles voués à un injuste anonymat, elle n’était pas dépourvue de mérites. Pour parvenir à les discerner, il est indispensable de s’immerger, quelques minutes durant, dans une histoire lugubre à côté de laquelle Sans famille, le célèbre roman d’Hector Malot, apparaît comme un récit du plus haut comique…
Une improbable ambition
Le premier tome de L’homme sans qualités est paru en 1930. Ce roman de Robert Musil est malheureusement demeuré inachevé et, autant en raison de cette caractéristique que de son titre, il fait irrépressiblement songer à la berline que Chrysler Europe choisit de dévoiler à la presse, un beau jour de l’automne 1970. Flash-back : ayant pris une participation significative dans le capital de Simca dès 1958, s’étant emparés du groupe britannique Rootes à partir de 1964 et du constructeur espagnol Barreiros en 1967, les responsables du constructeur américain étaient bien décidés à construire une gamme complète, susceptible de batailler avec une concurrence européenne aussi touffue que bien armée. Dans ce contexte, il apparut indispensable de développer une routière plus ambitieuse que les Simca 1501 qui représentaient alors le haut de gamme du constructeur, en France tout du moins ; au Royaume-Uni, la disparition des grandes Humber en 1967 n’avait été que très partiellement compensée par l’importation, sans grande conviction, de quelques Chrysler Valiant en provenance d’Australie. Mais en dépit des moyens financiers et des ressources intellectuelles mis à la disposition des responsables du projet, l’engin qui résulta de la réflexion engagée sur la base de ce postulat avait de quoi engendrer une certaine perplexité…
A horse with no name
Issue d’une coproduction entre les équipes anglaises (pour le style) et françaises (pour la mécanique et les liaisons au sol), la nouvelle Chrysler révéla, dès l’abord, une personnalité contrariée, comme tiraillée entre plusieurs influences pas forcément compatibles. En premier lieu, son design, tout comme celui de la Hillman Avenger développée en parallèle — et qui, comme tant d’autres, acheva son parcours sous la marque Talbot — exsudait de pesantes influences nord-américaines. Sous la férule de Roy Axe (chief designer chez Rootes) Curt Gwinn, issu quant à lui des équipes du Pentastar, réalisa une carrosserie dont la proue évoquait irrésistiblement certaines Chrysler (les vraies…) en réduction, la seule véritable originalité de l’ensemble résidant en un semi-fastback s’achevant sur un panneau de coffre enserré entre une paire de feux verticaux d’une surface assez généreuse pour l’époque. Tout comme la Tagora qui lui succéda, la voiture souffrait d’un déséquilibre esthétique immédiatement identifiable : voulue à tout prix plus ample que celles des 1301/1501, la caisse, qui les dépassait de 15 centimètres à cet égard, semblait trop large par rapport aux trains roulants, donnant ainsi l’impression, au choix, d’une berline trop imposante, ou d’un châssis trop étriqué…
À la vérité, il s’agit là d’une tragi-comédie au scénario usé. C’est, en général, ce qui se produit lorsque l’agrégation d’équipes et de personnalités aux origines trop clivantes au sein d’une même entité a lieu au forceps : la lisibilité et la pertinence du cahier des charges ne peuvent qu’en souffrir, et cette débâcle conceptuelle se ressent lorsque l’on découvre le résultat, dont l’identité s’avèrera à jamais incertaine. Au moment où la nouvelle Chrysler fait son apparition, la firme de Detroit contrôle Simca en totalité ; et c’est précisément à ce moment que l’image de la marque va commencer à se brouiller. En France, personne ne comprend précisément à quelle histoire, à quel héritage se rattache la nouvelle venue : s’agit-il d’une Chrysler ou d’une Simca ? À l’évidence, l’auto a le postérieur coincé entre deux chaises, ce que traduit d’ailleurs assez précisément son allure un peu godiche. Dans l’ensemble des documentations commerciales, le nom de Chrysler est généreusement mis en avant, histoire sans doute de bénéficier du prestige traditionnellement attaché à la notion de belle américaine ; et puis, en quatrième de couverture, patatras ! On y apprend, par exemple, que « Simca a choisi les lubrifiants Shell » et l’on y voit figurer l’entité « Chrysler Simca » aux côtés de « Chrysler France », sans que qui que ce soit puisse assimiler un tel salmigondis, le nom de Simca semblant aussi légitime dans cette affaire qu’une contribution de Judas Priest à une chanson de Nicole Croisille…
Le jour se lève et les conneries commencent
Cet intertitre emprunté à un nanar méconnu résume malheureusement assez bien la sinistre évolution de la carrière de celle que la plupart des gens nomment « 180 » — à tort, car cette appellation ne correspond en fait qu’à une seule des trois variantes proposées lors du lancement de la voiture. Dès le Salon de Paris 1970, le client potentiel a en effet le choix entre la 160, la 160 GT (il est inutile de rigoler) et enfin la 180. Les trois modèles disposent naturellement du même moteur et c’est, indéniablement, l’aspect le plus reluisant de l’auto. Étudié à Poissy sous la direction de l’ingénieur Georges Martin — déjà responsable de l’élaboration du moteur de la Simca 1100 —, le groupe présente un bloc en fonte, une culasse en alliage léger et un arbre à cames en tête ; il existe alors en deux versions. Si la 160 de base doit se contenter d’un 1 639 cm3 de 80 chevaux, les deux autres bénéficient d’un 1 812 cm3 offrant 17 chevaux supplémentaires, soit exactement la puissance de la première Peugeot 504 à injection… Les performances des 160 GT et 180, qui ne diffèrent que par leur niveau d’équipement, s’inscrivent dans la bonne moyenne de l’époque, avec une vitesse maximale d’environ 168 km/h et un kilomètre départ arrêté accompli en 34 secondes. Souple et volontaire, le moteur se montre nettement plus convaincant que les qualités routières de la voiture : handicapée par son essieu arrière rigide, très rapidement sous-vireuse dès que le revêtement est humide ou si l’on décide d’exploiter franchement les capacités de la mécanique, la Chrysler souffre de pertes récurrentes d’adhérence qui peuvent dangereusement surprendre le conducteur moyen.
Pour le reste, le traitement intérieur du modèle s’inspire de certaines réalisations déjà vues chez Ford ou Opel : on fait dans le cossu, les sièges épais, le mobilier de bord façon US et, à partir du millésime 1972, l’inévitable faux bois va se charger de réchauffer l’atmosphère. Peut-être afin de faire oublier les inexplicables lacunes d’une série qui, jusqu’à la fin de sa carrière, se verra privée de direction assistée ou de vitres électriques, disponibles sur les Chrysler-Simca « C6 » (c’est-à-dire la série des 1307/1308/1309), pourtant situées plus bas dans la gamme !
À peine née, déjà oubliée
Au Salon de Bruxelles de janvier 1973, un nouveau modèle apparaît : la 2 Litres. En tant que telle, cette dénomination froide et désincarnée n’annonce rien de bon quant à l’avenir de cette version, qui plus est handicapée par une boîte automatique à trois vitesses qui constitue la seule transmission proposée et qui musèle sensiblement les dispositions du nouveau moteur, lequel dispose tout de même de 110 chevaux pour une cylindrée de 1 981 cm3. De façon incohérente, sur un marché peu favorable à l’automatisme à ce moment-là, la firme va s’obstiner à imposer cette boîte jusqu’en 1978, date à laquelle le moteur 2 litres sera enfin disponible avec la boîte manuelle !
Entretemps, à l’été 1976, poursuivant sur leur néfaste lancée, les responsables de Chrysler décident de rebaptiser la 180, désormais appelée « 1610 » selon une logique désespérément obscure, et poussent l’absurdité jusqu’à supprimer les monogrammes « Chrysler » apposés sur le panneau arrière, au profit de logos « Simca », tandis que le Pentastar demeure bien présent sur la calandre, probablement pour achever de perdre une clientèle de toute façon peu convaincue. L’examen des chiffres de production est en effet sans équivoque : après une assez bonne année 1971, au cours de laquelle plus de 60 000 exemplaires ont quitté l’usine de Poissy, les volumes subiront une baisse inexorable, passant sous la barre des 30 000 voitures dès 1974 (les données complètes sont disponibles dans Le Guide Simca 1965-1980, rédigé par Michel Renou et publié chez E.P.A.). À partir du début de 1975, la production quitte les Yvelines pour l’Espagne et rejoint l’usine Barreiros de Villaverde où la voiture sera vendue jusqu’en 1982, comportant une version Diesel de 65 chevaux, développée localement, qui ne sera jamais importée en France. C’est en juillet 1979 qu’intervient la dernière étape du supplice, avec, de façon plutôt grotesque, la greffe de la marque Talbot à l’extrémité gauche du capot, seulement dix mois avant la fin de la production qui interviendra dans l’indifférence générale (suite au rachat de Chrysler Europe par PSA)…
Peu d’offre, peu de demande
Dans son numéro de mai 1999, la revue Gazoline avait consacré un dossier très complet aux Chrysler 160, 180, 1610 et 2 Litres. Produite à un peu moins de 280 000 unités en dix ans, dont 70 % furent exportées, l’auto a été littéralement décimée : selon le Chrysler Club de France interrogé par nos confrères, il restait alors un peu moins de 130 exemplaires roulants sur le sol français ! Comme souvent avec les modèles mal-aimés, ceux qui en possèdent une y sont très attachés, pendant que l’immense majorité des autres collectionneurs détourne sans vergogne le regard. On l’a vu, le moteur a constitué l’aspect le plus probant de la voiture et il lui a d’ailleurs survécu, connaissant de multiples péripéties, sous des capots aussi différents que ceux des Matra Murena, Peugeot 505 Turbo Injection ou Citroën BX 4 TC ! Pour le reste, il faut bien reconnaître que la perspective de partager la vie de l’une de ces Chrysler franco-anglaises n’enthousiasme pas grand-monde. Il leur reste toutefois ce soupçon d’américanisme un peu naïf qui, d’un certain point de vue, les corrèle à d’autres Simca aux relents d’outre-Atlantique : les Vedette apparues en 1954 et qui, elles aussi, tentèrent d’adapter l’école stylistique du Michigan aux routes d’Eure-et-Loir ou du Pas-de-Calais… Ce charme aussi singulier que diffus pourra-t-il vous inciter à tenter l’expérience ?
Tout d’abord, merci de nous lire. Ne voyez nul mépris dans la tonalité générale de cet article ; cependant la rareté ne signifie pas forcément que l’on a affaire à une voiture digne d’éloges. Et cette auto à l’identité incertaine, aux qualités routières médiocres et à la définition floue ne peut objectivement être considérée comme un chef-d’oeuvre, même s’il est tout à fait légitime de s’y intéresser et de la collectionner. Vous évoquez le « haut de gamme Simca » et c’est bien là tout le problème : personne n’a jamais vraiment compris s’il s’agissait d’une Simca, d’une Chrysler, voire d’une Talbot pour les derniers exemplaires… Tout cela a été sanctionné par un échec commercial malheureusement prévisible (il suffit de relire les essais de l’époque pour constater à quel point la 160/180 était dépassée par la plupart de ses rivales, Peugeot 504 en tête). Bien à vous.