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Bentley Corniche et Continental : plus snob que snob !

Par Nicolas Fourny - 07/06/2023

« S’il y a du génie dans ce profil, il a suffisamment marivaudé avec l’aristocratie pour aboutir à un design à la fois délicat et intemporel qui perdura près de trois décennies »

Revenons, l’espace de quelques lignes, au temps où Rolls-Royce et Bentley, qui ne s’étaient pas encore vendus à la Germanie triomphante, pratiquaient un badge engineering acharné, construisant des modèles identiques que seuls différenciaient leurs calandres et leurs logos. À quelques exceptions près — nous pensons à la glorieuse lignée des Continental construites jusqu’en 1965, aux Phantom ou à la Camargue —, toutes les Bentley conçues durant la seconde moitié du XXe siècle n’ont été que des Rolls rebaptisées — et réciproquement. En plus des berlines, tel fut donc aussi le cas des carrosseries plus ludiques, elles aussi atteintes par la rationalisation que dicta l’adoption de la construction monocoque à partir de 1965. Ainsi, les coupés et cabriolets issus de la série « SY » (comprenez la Silver Shadow et ses dérivés) ne se distinguent que par des détails esthétiques qui laissent de marbre le badaud ignorant mais réjouissent le connaisseur, tout heureux de pouvoir voyager au volant de la plus snobissime des Corniche !

Un coupé au printemps, un cabriolet pour l’été

C’est en 1966, à Genève et Francfort, puis au cours de l’été 1967 que furent successivement dévoilées les variantes à deux portes du duo Rolls-Royce Silver Shadow/Bentley T présenté en 1965 et qui avait d’ores-et-déjà fait couler beaucoup d’encre. La carrosserie de type « ponton » des nouvelles berlines de Crewe, jugée trop anodine par d’aucuns — on entendit même des esprits sacrilèges les comparer à la plébéienne Peugeot 403 —, abritait cependant une authentique révolution technique tout à fait inattendue de la part d’un constructeur réputé pour son attachement viscéral à certaines traditions. Songez, pour ne prendre que cet exemple, que la série des Silver Cloud n’eut jamais droit à autre chose que des freins à tambour, au motif que les freins à disque étaient trop bruyants ! Dans ces conditions, l’apparition d’une automobile à structure monocoque et dont la suspension, adoptant enfin les quatre roues indépendantes, faisait de surcroît appel à un brevet Citroën pour la mise en œuvre de fonctionnalités hydrauliques strictement inédites chez R-R, provoqua une onde de choc dont les carrossiers indépendants furent les premières victimes. La fin des châssis séparés (à l’exception des Phantom V puis VI, assemblées jusqu’en 1992 à quelques centaines d’unités et selon des méthodes ancestrales) provoqua par exemple la disparition de James Young, maison centenaire qui, dans les soubresauts de l’agonie, choisit néanmoins de dessiner une ultime création sur la base de la série « SY ». Toutefois, la carrosserie 2-door saloon commise en 1967 par le carrossier londonien — qui n’exista qu’en coupé et fut fabriquée à seulement 25 exemplaires en Rolls et 15 en Bentley — s’avéra nettement moins inspirée que la version « usine », qui se caractérisait par un très élégant ressaut au niveau de l’aile arrière, déterminant de la sorte une poupe à notre sens bien plus réussie que celle de la berline. S’il y a du génie dans ce profil, il a suffisamment marivaudé avec l’aristocratie pour aboutir à un design à la fois délicat et intemporel qui, faute de moyens pour renouveler le modèle, perdura près de trois décennies…

Tu seras tout seul dans ton cercueil

Disponible avec les deux calandres, l’auto fut attribuée à Mulliner Park Ward (le carrossier « officiel » de la firme) et dénommée T-Series Two-Door Saloon en version fermée ou Drophead Coupé en décapotable. Les caractéristiques techniques étaient rigoureusement identiques à celles de la berline T : V8 de 6230 cm3 à la puissance tenue secrète — mais estimée à environ 200 chevaux — et boîte automatique d’origine General Motors (tout d’abord la vieille Hydramatic à quatre vitesses puis la plus performante Turbo-Hydramatic à trois rapports, qui équipa d’office les voitures destinées à l’exportation). Commercialement parlant, l’époque était plutôt mortifère pour Bentley qui, privée de l’aura des Continental, sombra peu à peu dans une certaine marginalité, considérée par la plus grande partie de la clientèle comme une sous-marque vouée aux jansénistes qui n’assumaient pas le côté show off des Rolls-Royce. La compétition et les victoires aux 24 Heures du Mans, qui avaient forgé la réputation de la marque et assuré son prestige, n’étaient plus que de lointains remugles et il ne restait donc que peu d’arguments à la T-Series, dont la désignation elle-même, impersonnelle et sans relief, ne signifiait pas grand-chose en comparaison de l’ « Ombre d’Argent », dépositaire d’une histoire déjà longue et arborant une calandre hiératique, qui lui tenait lieu d’équivalent chez Rolls-Royce. Les chiffres de vente sont d’ailleurs sans appel : entre 1967 à 1971, Bentley ne livra que 99 coupés et 41 cabriolets, versus 571 Rolls en version fermée et 504 en décapotable !

Où se trouve Ambre Libertine ?

En mars 1971, les deux Bentley les plus onéreuses — car construites jusqu’en 1991 non pas dans l’usine de Crewe mais à Londres, dans les ateliers de Mulliner Park Ward, et tarifées environ 30 % plus cher que les berlines — commencèrent pourtant à s’extraire de l’anonymat lorsque, encore une fois dans le cadre du Salon de Genève, elles furent rebaptisées Corniche. Un nom tout bonnement revenu d’entre les morts : en 1939, l’unique prototype de la première Bentley Corniche, une gracieuse berline dessinée par le talentueux Georges Paulin, avait été détruit dans les bombardements qui s’étaient abattus sur la ville de Dieppe où l’auto devait embarquer pour l’Angleterre. Cette appellation elle-même renvoyait bien sûr à la célèbre route éponyme, qui relie Nice à Monaco en surplombant la Méditerranée et où, avant la guerre, les ingénieurs et essayeurs de chez Rolls venaient fréquemment tester leurs voitures, Henry Royce possédant une propriété au Rayol-Canadel, à seulement 150 kilomètres de là. Il s’agissait de conférer à l’auto une image plus dynamique, davantage orientée vers l’insouciance et le bonheur de vivre et le glamour que les berlines, nécessairement plus guindées (en France, une Bentley Corniche apparut d’ailleurs furtivement dans le spot publicitaire consacré au parfum « Ambre Libertine » en 1983 !). Au demeurant, la Corniche des années 1970 ne différait guère de la T-Series ; la firme évoquait un taux de compression augmenté, sans plus de précision. Bien que plus lourdes que les berlines, les Corniche se montraient légèrement plus rapides, ce qui accrédite l’hypothèse d’une puissance accrue — il est vrai que le paisible huit-cylindres, passé entre-temps à 6750 cm3, avait de la marge ! Malheureusement, le service commercial du constructeur, toujours aussi foutraque, n’avait même pas fait l’effort d’imaginer des noms différents pour les versions Rolls et Bentley, ce qui n’avantagea pas cette dernière, une fois encore privée de la visibilité qu’une dénomination un peu plus ardente aurait pu lui conférer. Suivant fidèlement les évolutions apportées aux berlines T, devenues T2 en 1977, et ayant perdu sa version coupé cinq ans plus tard, c’est dans cet équipage que l’auto vivota jusqu’en 1984 après avoir reçu une direction à crémaillère et un nouveau tableau de bord.

Continental vs Corniche

Après le lancement de la Mulsanne, qui avait pris la suite de la T2 et dont, à lui seul, le nom annonçait une forme de renaissance du label Bentley, on aurait pu légitimement s’attendre à ce que la nouvelle berline soit à son tour déclinée en version décapotable, voire même en coupé, les ventes de la Rolls-Royce Camargue — construite à un seul exemplaire avec la calandre Bentley — demeurant très confidentielles. Hélas, en dépit du succès remporté par la « SY » (plus de 30 000 unités écoulées en quinze ans), la situation financière de Rolls-Royce ne lui permettait déjà plus ce genre d’excentricités et c’est la raison pour laquelle, jusqu’en 1995, le visage hérité de la T-Series perdura au faîte des deux gammes, conservant un tel charisme que jamais la désuétude ne put l’atteindre. Le nom de Corniche fut néanmoins abandonné par Bentley à l’été de 1984, lorsque l’auto fut rebaptisée Continental, sans autre modification que celle affectant la calandre, désormais peinte dans la couleur de la carrosserie, la version chromée demeurant disponible sur demande (pour les amateurs d’anecdotes, l’année d’après Elton John fut filmé à bord d’une pimpante Continental rouge dans le clip Nikita). La résurgence un peu facile d’une appellation délaissée depuis près de vingt ans était forcément suspecte mais, en somme, l’initiative allait dans le même sens que l’apparition du turbocompresseur sur la Mulsanne. Contre toute attente, Rolls avait bel et bien décidé de faire revivre Bentley au travers de variantes spécifiques, voulues plus dynamiques que les Spirit et Spur ; l’opération se solda par une réussie avérée, à tel point qu’à la fin des années 80, la répartition des ventes s’était inversée entre les deux marques, la Turbo R remportant notamment un très vif succès. On ne peut en dire autant de la Continental, dont seuls 429 exemplaires ont été construits en onze ans — les huit derniers recevant le V8 turbo également monté sur les 25 ultimes Rolls-Royce Corniche. Le modèle ne quitta la scène que pour être remplacé par l’Azure, coproduite avec Pininfarina puis, après avoir désigné l’attachante série des Continental R, son nom refit une nouvelle fois surface en 2002, sous l’égide de Volkswagen, à l’orée d’un tout autre chapitre pour Bentley, séparée de Rolls après un compagnonnage de sept décennies. De nos jours, l’extrême rareté de ces voitures rendrait presque communes les Corniche badgées R-R. Elles peuvent constituer un choix judicieux pour ceux qui apprécient le snobisme décalé, les bagnoles introuvables, la provocation souriante, le second degré, l’auto-dérision. Moins irréfutablement connotées et moins intimidantes que les Rolls-Royce, ces Bentley apparues avec les Beatles et ayant tiré leur révérence au son des tubes d’Oasis auront résisté à bien des vicissitudes et demeurent, aujourd’hui encore, à demi dissimulées dans la mémoire des connaisseurs, dans un secret relatif qui leur va si bien…

(Pour les nostalgiques irrécupérables : http://www.culturepub.fr/videos/ambre-libertine-devine/)





Texte : Nicolas Fourny

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