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Tous les jours en Silver Shadow : anatomie d'un style de vie

Par Nicolas Fourny - 05/12/2023

« Entretenue correctement, la Silver Shadow s’avère tout à fait capable d’assurer un service quotidien, transformant le trajet le plus banal en itinéraire sensoriel »

Modèle le plus produit de l’histoire de la firme, la Rolls-Royce Silver Shadow (1965-1980) est plus courante, pour ne prendre que cet exemple, qu’une Citroën C6. Lancée il y a bientôt soixante ans, sa silhouette longiligne et sa physionomie hiératique ont tout d’abord accompagné toutes sortes de destinées, de l’aristocratie britannique aux gangsters de l’East End, des nouveaux riches californiens aux entrepreneurs hong-kongais – sans oublier, bien entendu, quelques centaines de Français suffisamment aisés et inconscients pour assumer la maintenance de l’engin et le risque d’un contrôle fiscal. Bien sûr, tout cela appartient désormais à un lointain passé et, de nos jours, le modèle intéresse surtout une petite frange de connaisseurs amoureux de cette machine élégante sans être hautaine, luxueuse comme les Rolls savaient l’être autrefois – c’est-à-dire sans décorum superflu – et étonnamment fiable à condition de respecter certaines précautions d’usage…

Une Rolls pour tous… ou pas

Il y a une vingtaine d’années, une officine aujourd’hui disparue hantait régulièrement les petites annonces de LVA et Rétroviseur en s’appuyant sur un slogan quelque peu racoleur : « Nous voulons que chaque Français roule en Rolls-Royce chaque dimanche ». Les berlines Silver Shadow constituaient l’essentiel des voitures proposées à la vente – et il est vrai qu’à l’époque comme aujourd’hui, c’était la Rolls la plus répandue et la plus facile à trouver, notamment outre-Manche où les exemplaires fatigués, voire à l’abandon, étaient légion. J’ai bien connu ce temps où de petits malins traversaient le Channel pour acquérir à vil prix des Shadow ou des Bentley T qui avaient séjourné dix ans sous un arbre et dont l’état faisait peine à voir. Rongées par la corrosion, les cuirs en lambeaux et les boiseries ternies par de longues années de négligence, ces autos ont presque toutes mal fini, leurs nouveaux propriétaires étant bien trop impécunieux pour pouvoir affronter les coûts astronomiques d’une restauration intégrale qui – et c’est toujours vrai à l’heure actuelle – aurait dépassé de beaucoup la valeur marchande de leur voiture. D’où le premier principe à retenir si vous vous lancez dans l’aventure : les seules Shadow valables sont celles qui peuvent se prévaloir d’un dossier d’entretien solide et dont l’état sera au minimum « très bon », selon l’acception allemande (et non pas française) du terme…

La grande illusion

Car – et c’est là son drame –, à l’achat, une Silver Shadow est à la portée de la plupart des gens, entretenant ainsi la funeste utopie du « luxe accessible ». Ainsi, sur le marché français, on trouve régulièrement des exemplaires à restaurer affichés à moins de 10 000 € et, pour environ le double de cette somme, on peut espérer repartir au volant d’une voiture à peu près roulante mais qui ne tardera pas à réclamer des soins coûteux pour pouvoir continuer à fonctionner. Hélas, parmi les acquéreurs potentiels d’automobiles anciennes ou de collection, beaucoup de gens continuent à vouloir acheter un prix plutôt qu’une voiture et se laissent griser par la trompeuse perspective d’une « Rolls pour pas cher » – ce qui relève de l’inconscience pure et simple, comme vous le confirmera n’importe quel bon connaisseur de l’auto. Rappelons que, au cours de son dernier millésime d’existence, une Silver Shadow II neuve était tarifée 397 330 francs par la Franco-Britannic, importateur historique de la marque. Cela équivaut à 210 000 euros de 2022, c’est-à-dire le prix d’une authentique berline de très haut de gamme et, si la cote de l’engin n’a à présent plus rien à voir avec de telles valeurs, ses coûts d’utilisation, quant à eux, correspondent toujours à ceux d’un véhicule d’exception !

L’exception n’a pas de prix (mais elle a un coût)

D’une modernité revendiquée et d’une complexité extrême pour l’époque, la Silver Shadow avait fait couler beaucoup d’encre lors de son apparition, en tournant le dos aux schémas techniques traditionnels de la firme. Première Rolls à coque autoporteuse, l’auto se singularisait en particulier par la sophistication de ses trains roulants, faisant carrément appel à un brevet Citroën pour le système hydraulique à haute pression chargé de réguler la hauteur d’assiette (raffinement limité à l’essieu arrière à partir de 1970). Figurez-vous, par exemple, que celui-ci incluait un dispositif rehaussant automatiquement la voiture à l’ouverture d’une portière arrière, de façon à faciliter l’entrée et la sortie des passagers… Le reste était à l’avenant et, dans mon jeune temps, j’ai personnellement eu entre les mains la très volumineuse documentation technique mise au point par Rolls-Royce afin d’assurer la formation des techniciens appelés à intervenir sur l’hydraulique des Silver Shadow, Corniche et Camargue. Même dans le cas d’une voiture soignée et rigoureusement entretenue selon les préconisations du constructeur, ce seul système nécessite une réfection totale tous les sept à huit ans, ce qui, à l’heure où ces lignes sont écrites, peut coûter de 3 à 4000 euros. D’une manière générale, oubliez les lieux communs rabâchés par des plaisantins au sujet des soi-disant approximations de l’artisanat : en vérité, les Silver Shadow sont des automobiles élaborées et construites avec un soin extrême, sans aucune tolérance de montage. En préserver l’esprit suppose de leur accorder une qualité de maintenance – et, le cas échéant, de réparation – digne de la philosophie ayant inspiré leurs concepteurs…

 

Sweet bird of paradox

À ce stade de leur lecture, beaucoup d’entre vous auront sans doute abandonné leur projet éventuel, effrayés par les emmerdements potentiels liés à la possession d’une voiture aussi exigeante et dispendieuse. Pourtant, si toutefois vous en avez les ressources, n’en faites rien : la Silver Shadow est en réalité une voiture très fiable, à la condition de respecter deux principes cardinaux : rouler beaucoup et entretenir souvent, étant entendu que la consommation de carburant, la fréquence et le prix des révisions n’ont pas grand-chose à voir avec ceux d’une Toyota Corolla. De la sorte, la suspension, les canalisations hydrauliques, les divers fluides, le système électrique ont impérativement besoin d’être sollicités aussi souvent que possible, faute de quoi les asséchements et grippages divers seront très vite au rendez-vous avec, à la clé, les frais que vous pouvez imaginer. Les voitures acquises pour impressionner les voisins ou pour assurer le spectacle durant deux ou trois cérémonies de mariage par saison et qui, souvent, parcourent moins d’un millier de kilomètres chaque année se dégradent ainsi très vite, entretenant par ricochet une réputation injustifiée de « bagnole à problèmes ». Une Shadow ne supporte pas la moindre négligence ; le plus petit incident doit faire l’objet d’une intervention immédiate, sous peine de voir s’appliquer la sinistre théorie des dominos – situation malheureusement rencontrée par bon nombre d’autos échouées depuis des décennies dans des parkings souterrains ou moisissant dans les arrière-cours de garages douteux…

Un mythe au quotidien

En revanche (et cela se vérifie à chaque fois que l’on se trouve en présence d’une Silver Shadow choyée et respectée par son propriétaire), un exemplaire traité avec le respect qui lui est dû vous le rendra au centuple. Il faut l’écrire et le proclamer, l’auto est en tous points conforme à sa légende : elle vous transporte dans tous les sens du terme, vous isole instantanément du monde ignorant et grossier qui s’agite vainement autour de vous, anéantit sans coup férir toute velléité d’agressivité envers vos semblables. Loin du snobisme souvent moqué par des esprits superficiels, c’est en réalité l’auto la plus cool et user friendly de l’univers, tout à la fois prévenante, capiteuse et d’une douceur presque excessive à certains égards. Chaque séjour à son bord est une fête pour les sens et pour l’esprit (de l’extase, bien entendu…). Lorsqu’on entend certaines expressions usuelles, comme « construite pour durer », on songe spontanément à un break Volvo 240 ou à une Mercedes série 123 – certainement pas à une Rolls. C’est là une grande injustice car une Shadow ne ressemble en rien à ces créatures transalpines prétendument si fragiles qu’on pourrait les croire faites de cristal ; au contraire, entretenue correctement, la plus « populaire » des Rolls s’avère tout à fait capable d’assurer un service quotidien, transformant le trajet le plus banal en itinéraire sensoriel, conférant de la magie à chaque kilomètre parcouru à son volant et, en définitive, vous rendant tout simplement heureux. À présent, vous savez ce qu’il vous reste à faire pour y parvenir…

6750 cm3Cylindrée
200 ch (estimation)Puissance
190 km/hVmax



Texte : Nicolas Fourny

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