Tata Estate: un break à l'allemande ?
Allez, avouez-le : lorsque, comme moi, vous avez découvert pour la première fois, au début des années 90, le (la?) Tata Estate, vous vous êtes dit : « tiens, un clone de Mercedes Classe E W124 » ? Il suffit de regarder la photo d’ouverture de cet article pour s’en convaincre à nouveau. J’avais mis depuis longtemps ce modèle sur ma petite liste, mais à chaque fois que j’entamais quelques recherches, je capitulais devant le manque d’information. Et pourtant, depuis quelques jours, je m’y suis collé à nouveau, histoire de pas rester sur un échec.
Cette voiture est bien mystérieuse, et il faut parfois ruser avec Google pour trouver un semblant d’information. Etonnant pour une voiture qui fut un très court moment importée en France (du moins dans sa version utilitaire pick-up simple cabine). J’avais pourtant des questions simples : s’agissait-il d’une copie de W124, et son moteur, un 1.9 Diesel atmo de 69 chevaux, était-il un Peugeot ? En fouillant, on finit par trouver un semblant de réponse. D’abord, parlons du moteur : il cube 1948 cm3, contre 1905 cm3 pour un XUD9 de chez PSA. S’il se murmure que chez Tata, on se soit inspiré du moteur Peugeot, célèbre pour sa robustesse, il ne s’agit en aucun cas d’un partenariat ni d’une fourniture de moteurs !
Une rare Estate dans une rue indienne, avec son arrière autant inspiré que son avant par la Mercedes W124 !Mais pour le reste, l’Estate dérive-t-elle d’une Mercedes ? En fait oui et non… Disons que c’est plus compliqué que cela. L’Estate est apparue en 1992 sur le marché indien, et devenait la première voiture de la marque destinée aux particuliers. Mais elle dérivait d’un véhicule utilitaire, la Tata 207 lancée en 1988 qui sera fabriquée, sous différents nom (Sierra, Telcoline, TL, Gurkha), jusqu’en 2007 ! Ce même utilitaire n’était pas dérivé d’une Mercedes, mais en fut fortement inspiré grâce aux liens étroits entre Tata et Mercedes-Benz, noués au début des années 50.
Si la ressemblance avec une Mercedes est frappante, il s’agit juste d’une inspiration !Remontons un peu le temps afin de comprendre tout ce mic-mac. Le Groupe Tata remonte au 19ème siècle, alors que Jamsetji Tata fonde en 1864 sa première entreprise textile. Son petit fils, Jehangir Ratanji Dadabhoy, surnommé JRD pour des raisons évidentes de praticité, prendra sa succession à la tête du groupe en 1938 ! Pour l’anecdote, JRD était de mère française (Suzanne Brière), parlait mieux le français que l’Indien, et vouait à notre pays un grand amour au point de s’engager un temps dans la Légion étrangère ! Surtout, il fut le premier indien à obtenir sa licence de pilote d’avion en 1929, et créateur de Tata Airlines en 1932 (compagnie qui deviendra Air India à sa nationalisation en 1946). Fondu d’aviation, JRD n’en était pas moins un grand amateur de voiture (il roulait en Bugatti dans les années 30, preuve d’un goût certain).
Les liens entre Mercedes et Tata remontent à 1954 !Tout au long de sa présidence à la tête du groupe, jusqu’en 1988, JRD rêva d’offrir à l’Inde une voiture du peuple, sans jamais y parvenir. Il rendra visite, après-guerre, à Ferry Porsche, et se rendra à Wolfsburg (lire aussi : Le mystère des clés Volkswagen), espérant un temps reprendre à son compte cette étrange petite voiture allemande initiée par le parti nazi ! Mais l’Inde, à l’époque engagée dans une économie dirigiste, n’accorda jamais à Tata de licence pour construire des véhicules de tourisme, cantonnant le géant aux poids-lourds. C’est en 1945 d’ailleurs que JRD créé la Telco (Tata Engineering and Locomotive Company), mais la société ne commencera véritablement à produire qu’à partir de 1954, peu de temps après avoir signé un accord de partenariat avec Mercedes-Benz pour la production en CKD de camions !
Tata Sierra, version fermée du pick up 207 sortie en 1992 en même temps que l’Estate !Si, au fil des ans, Tata prit ses distances en produisant localement quasiment toutes les pièces pour ses camions, puis en lançant ses propres modèles, la collaboration avec Mercedes sera toujours étroite, à tel point qu’en 1994, l’allemand possédait 12,4 % de Telco devenu Tata Motors. Cette année-là d’ailleurs, Tata et Mercedes créaient une filiale commune, Mercedes-Benz India (détenue à 51 % par les allemands et à 49 % par Tata) pour produire à Pune la Classe E W124 !
Lors du lancement de la Tata 207, il était clair que les ingénieurs allemands avaient prêté main forte à leurs homologues indiens, mais il ne s’agissait pas d’une base de W124. De même, la Tata Estate lancée en 1992 n’était qu’une inspiration stylistique et technologique de la W124, mais en aucun cas un dérivé de l’allemande. D’ailleurs, à cette époque, les discussions étaient bien engagées avec Mercedes pour produire la Classe E, profitant de la dérégulation du marché automobile indien de 1992 (Peugeot eut les mêmes tentations, lire aussi : Les aventures de Peugeot en Inde).
Le pick up survivra jusqu’en 2007, sous le nom de TL !Deux mystères sont donc dès lors levés : pas de moteur Peugeot, et pas de base Mercedes, juste de l’inspiration ! Reste un autre mystère : pourquoi si peu d’information sur cette Estate ? J’ai un semblant de réponse : parce qu’elle fut un échec ! Lorsque Ratan (l’actuel patron) prit la succession de JRD en 1988, il n’eut de cesse que de réaliser le rêve de son oncle: proposer aux indiens une vraie voiture indienne (cela explique son obsession pour la Nano, et sa revanche en rachetant Jaguar Land Rover). Avec l’Estate, Ratan avait de grands espoirs, songeant même à conquérir le monde (il y eut beaucoup de communication sur les principaux marchés occidentaux, des importateurs etc). Mais avec ses 69 ch, pour un poids de 1640 kilos, elle peinait à atteindre les 113 km/h, tout en consommant énormément, et en coûtant relativement cher. Prévue pour conquérir le marché indien, elle ne se vendit qu’à 4000 exemplaires (pick up et breaks, mais surtout pick up) en 1992 pour sa première année. L’Estate sera abandonnée en 2000, sans jamais avoir réussi à s’imposer. En 2008, Mercedes, qui avait déjà repris le contrôle total de sa filiale en 2000, vendit les derniers 5 % qu’il détenait dans Tata qui lorgnait de son côté un partenariat avec Fiat et qui venait de racheter Jaguar et Land Rover !
Le Sierra prendra le nom de Gurkha dans le courant des années 90De ce partenariat Mercedes-Tata, ne reste que quelques exemplaires en vente sur internet. On en trouve parfois en Europe, essentiellement des pick ups Sierra. Malgré leur look de 4×4, il ne s’agit pourtant que de simples propulsions ! Mais la question demeure : est-ce vraiment nécessaire de partir en chasse d’une Tata Estate ? A vous de voir !