Rolls-Royce Camargue : elle est belle (et vous ne le saviez pas)
Cinq cent trente et un exemplaires en onze ans : à côté de la Camargue, la Renault Avantime ou la Cadillac XLR font figure de best-sellers. À notre connaissance, aucune étude sociologique n’a été menée sur le profil des amateurs du modèle ; qui étaient ces gens ? Des frimeurs ? Des parvenus ? Des masochistes ? Des provocateurs ? Des aveugles ? Des snobs ? Des émirs ? Ou, plus simplement, des hurluberlus qui ont sincèrement adoré ce profil de Fiat 130 superlative, l’extrême rareté de l’objet, voire même l’idée simple et magistrale que le modèle sommital de la firme la plus réputée au monde ne pouvait qu’être un chef-d’œuvre. Nous ne tenterons pas d’apporter une réponse définitive à cette question mais, trente-cinq ans après sa disparition officielle du catalogue R-R, le moment semble venu de dépecer l’animal, d’explorer ses viscères, de lui ôter tous ses masques pour en révéler la splendeur. Vous en doutez ? Lisez donc ce qui suit…
Il fallait être fou pour dépenser moins
Parfois, je me dis que je dois être le seul type au monde à véritablement aimer la Camargue. Cela fait quarante ans que je lis des articles dans lesquels il n’est question de sa laideur, de sa lourdeur, du déséquilibre de ses formes, de son absence de légitimité, de l’utilisation abusive des photocopieuses chez Pininfarina, etc. Sans parler, bien entendu, de son prix. Souvent présentée de son vivant comme la-voiture-la-plus-chère-du-monde, l’identité de l’auto s’en est trouvée altérée, circonscrite à ce douteux titre de gloire — et source inépuisable de haine pour les aigris de tout poil. À la vérité, il suffisait d’acquérir une Phantom VI pour signer un chèque plus imposant encore mais bon, ça faisait jaser les collégiens qui, à l’instar de votre serviteur, dévoraient religieusement, chaque fin d’été, le numéro « spécial Salon » de l’Auto-Journal. Et il est vrai que, sur le marché français, l’auto avait de quoi impressionner les propriétaires de Renault 5 ou de Ford Taunus. Pensez donc, un engin aussi dispendieux qui, en 1980, coûtait tout de même l’équivalent de vingt-trois ans de rémunération d’un smicard et dont le constructeur répugnait à divulguer la puissance réelle, ç’avait forcément quelque chose d’un peu étourdissant. Au Salon de l’Auto, le prolétariat défilait mi-subjugué mi-narquois devant le stand Rolls/Bentley et l’on pouvait fréquemment entendre des jugements définitifs du genre « et en plus, elle est moche » (on se console comme on peut).
Lady Penelope forever
Inclinée de sept degrés vers l’avant, la calandre de la Camargue rappelle irrésistiblement celle de la voiture de Lady Penelope, égérie des Thunderbirds et adepte des projectiles en plastique (ne voyez là aucune allusion grivoise). Œuvre de Paolo Martin, sa carrosserie n’a cependant pas la grâce aérienne d’une Ferrari 400 ou d’un coupé Lancia Gamma — le fait est. Sur la route, l’assise de l’auto, sa posture, sa façon d’investir l’espace, la densité de ses volumes n’ont rien à voir avec celles d’un coupé Corniche proposé simultanément par le constructeur (et vendu 20 % moins cher). Au vrai, stylistiquement parlant, si vous lui ôtiez le temple grec qui lui tient lieu de radiateur, il serait difficile d’assimiler cet engin à une Rolls. Et c’est là que résident les substrats de sa singularité et son exotisme forcené, avec cette physionomie paisiblement hiératique qui semble proclamer : « je suis un accident de l’histoire, je suis encombrante dans tous les sens du terme, personne ne me comprend et je vous emmerde ».
Toutefois, derrière ces lignes tendues au cordeau et ces surfaces vitrées inhabituellement généreuses pour une voiture de Crewe, c’est le squelette d’une Silver Shadow qui se dissimule. Le moteur, la transmission, la plateforme — rien n’est spécifique à la Camargue, hormis une climatisation automatique qui fera couler beaucoup d’encre (la moitié des techniciens qui ont essayé de la réparer ont dû subir un traitement à base d’électrochocs, et les autres se sont tournés vers la vie monastique). Commercialisée au printemps de 1975, elle a modérément suivi l’évolution de la berline dont elle dérivait avec, pour l’essentiel, l’apparition d’une direction à crémaillère en 1977. Au soir de sa vie, elle n’a malheureusement pas échappé aux affreuses jantes en aluminium qui avaient déjà défiguré les Bentley Turbo R et qui auraient été davantage à leur place sur une Polski Polonez. Voilà, c’est tout. En parallèle, il suffit de dresser la liste des innombrables modifications apportées aux Shadow et aux Bentley T tout au long de leur carrière pour mesurer l’inéquité de traitement dont la Camargue fut la victime : cette voiture a été purement et simplement abandonnée par son constructeur qui, visiblement, ne savait pas quoi en faire et l’a laissée moisir dans son coin, ne se rappelant son existence que lorsqu’un client un peu plus loufoque que les autres brandissait son carnet de chèques en exigeant d’en acquérir une.
Cette bagnole ne sert à rien…
… et c’est justement ça qui est bon. Être inutile à ce point-là, ça revient à sublimer le superflu. Un jour, il y a un bon quart de siècle de cela, alors que je travaillais chez un spécialiste R-R/Bentley bien connu, j’ai vu un type arriver pour commander un pare-chocs avant destiné à sa Camargue. Après avoir compulsé les microfiches de l’usine, je lui rédigeai un devis en bonne et due forme, d’un montant de 89 000 francs (à l’époque, c’était à peu près le prix d’une Peugeot 405 neuve). Il renonça à passer commande et, depuis, je songe souvent à ce pare-chocs — peut-être prend-il encore la poussière quelque part, par exemple à Londres, sur une étagère du magasin de Jack Barclay ? Cette anecdote illustre délicieusement la fantasmagorie du modèle, sa démesure, sa folie. Toute la frivolité des autres Rolls-Royce s’y trouve poussée à son paroxysme. Son V8 cube 6 litres trois quarts et brûle ses trente litres aux cent kilomètres avec entrain, mais la plus roturière des Seat Leon vous laissera sur place au feu rouge.
Son rapport encombrement/habitabilité ferait se tordre de rire un conducteur de Citroën Berlingo et ses qualités routières rappelleront de bons souvenirs à ceux qui ont déjà navigué à bord d’un chalutier. Étant donné leur poids, vous risquez une luxation de l’épaule à chaque fois que vous essaierez de refermer l’une des portières, et bonne chance pour réussir à stationner la bestiole dans les rues de l’infect cloaque qu’est devenu Paris : avec 5,17 mètres de long pour 1,92 mètre de large, la Camargue déborde généreusement de toutes les places standardisées et calibrées pour le tout-venant. Nous y sommes : en définitive, c’est peut-être son refus obstiné de se laisser enfermer dans une case que j’aime le plus. Elle ne relève d’aucun déterminisme particulier, et même l’expression coupé de grand luxe ne signifie pas grand-chose quand on séjourne à son bord. Elle était déjà anachronique à l’instant de sa naissance et, d’ailleurs, aucun modèle ne lui a jamais succédé. Les rares tentatives de diversification ont été menées sans grand enthousiasme, qu’il s’agisse de l’unique version à calandre Bentley ou des prototypes à moteur turbo, qui ont surtout servi à valider les solutions appliquées ultérieurement en série. De fait, c’est une timide épopée qui s’est conclue sans bruit en 1986 et dont il ne reste que quelques souvenirs parcellaires. Et il est grand temps de redonner à la moins aimée des Rolls toute l’estime qu’elle mérite…
Bourgeoise ou bohème ?
« Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination », a écrit Marcel Proust. Au fond, quand la beauté ou la hideur d’un être ou d’un objet se trouvent universellement reconnues, c’est qu’on baigne dans le consensus ; et le consensus est-il si intéressant que cela ? Ce que pense l’opinion publique au sujet de la pyramide du Louvre (honnie hier, encensée aujourd’hui), des pantalons pattes d’eph’ (à la mode, puis ringards, puis de nouveau à la mode, et ainsi de suite), ou des champs d’éoliennes (eh ouais, il y a des individus qui trouvent ça photogénique) s’avère bien trop fluctuant pour y accorder la moindre importance. Grand amateur d’art contemporain, Georges Pompidou disait : « L’art doit discuter, doit contester, doit protester. Il est toujours plus ou moins une remise en question des choses ».
Or, la Camargue est avant tout une œuvre d’art, puisqu’elle est née du crayon d’un designer, puisqu’elle correspond à l’interprétation transgressive d’une base existante et académique dans sa forme. Sa beauté, si elle existe — mais est-ce si important ? —, s’inscrit dans cette contestation du classicisme prudent qui caractérise les Shadow et Corniche. Sous ses apparences de grosse machine patricienne, opulente et heureuse de l’être, cette auto est bien plus clivante et vulnérable qu’il n’y paraît. Elle désobéit aux normes, interpelle et dérange ; à cette aune, se contenter de la trouver laide (un peu comme dans le cas d’une Ami 6), c’est ne pas faire l’effort de comprendre l’artiste, se cantonner à la surface des choses. Les Rolls-Royce n’ont que rarement correspondu à un postulat esthétique aussi véhément, aussi séditieux, dont l’échec commercial renforce encore la poignante humanité. Et qui n’est même pas ruineux (du moins à l’achat) : en 2019, la maison Bonhams a vendu un exemplaire de 1976 pour un peu moins de 52 000 euros. C’est nettement moins cher qu’une sculpture de Brancusi, et c’est aussi plus pratique : non seulement elle incarne un manifeste esthétique mais en plus elle peut vous emmener à Cabourg, Rome ou Ostende pour le week-end. Si ce n’est pas le bonheur, ça y ressemble fichtrement !