Depuis la Quasar de 1984, Peugeot a présenté plusieurs concept-cars dont plusieurs se sont inscrits dans la mémoire collective. Le plus souvent déconnectés de la réalité commerciale vécue par la firme et comportant des caractéristiques très éloignées de son catalogue, certains d’entre eux ont, par leur réalisme et le soin apporté à leur réalisation, pu laisser espérer une production en petite série – ce qui, bien entendu, ne s’est strictement jamais produit… Parmi ces prototypes, la 907, qui fêtera ses vingt ans cet automne, est certainement celle qui a laissé le plus de regrets aux amateurs, en raison d’une fiche technique aussi flamboyante que le design de l’engin. Pensez, une GT française animée par un V12 de 500 ch, c’était absolument inespéré alors qu’Alpine était encore plongé dans le long coma que l’on sait et que Venturi avait connu un sort funeste. Mais comme toujours, la légendaire pusillanimité du constructeur sochalien a pris le dessus et la 907, à l’instar de ses devancières, s’en est allée s’empoussiérer au musée Peugeot. Heureusement, il est toujours permis de rêver, fût-ce à rebours…
Nous n’irons plus en Italie
On a beaucoup glosé sur la fin de la longue collaboration entre Peugeot et Pininfarina et, surtout, sur les conséquences de cette rupture. Un demi-siècle durant, les stylistes de la Garenne-Colombes ont été systématiquement confrontés aux propositions de leurs rivaux transalpins, aussi bien pour la carrosserie que pour le design intérieur de chaque nouveau modèle du Lion – et, il faut en convenir, ce sont bien les Italiens qui ont signé les plus belles Peugeot de l’après-guerre, en particulier dans le domaine des modèles « récréatifs » tels que les 404, 504 ou 406, déclinés selon les cas en sublissimes coupés et/ou cabriolets. Bien sûr, il leur est également arrivé de se planter (les propriétaires de 104 ou de 1007 en savent quelque chose) mais la contribution du carrossier turinois aura été souvent décisive ; elle a pour longtemps fixé l’image des Peugeot de haut de gamme, à l’élégance classique et de bon aloi ; de la sorte, le contraste avec les Peugeot apparues à partir du milieu des années 2000 apparaît d’autant plus violent. Sous la férule du regretté Gérard Welter, patron du style et désormais libéré d’un partenariat qui, de son propre aveu, ne l’avait pas fait rigoler tous les jours, la firme franc-comtoise va se lancer dans une forme de surenchère esthétique inspirée par l’animalité supposée de ses voitures. C’est la 407, présentée au Salon de Genève 2004, qui inaugure cette séquence pour ce qui concerne les Peugeot de série. Par rapport à la 406, l’évolution est très significative : la calandre devient béante, les projecteurs sont délibérément surdimensionnés et l’architecture de type cab forward – très inspirée par l’école Chrysler – engendre un pare-brise à la surface inusitée, sans parler d’un porte-à-faux avant qui fera couler beaucoup d’encre…
Entre artisanat et industrie
« Si on reparlait automobile » clame alors le slogan de lancement de la nouvelle familiale de la marque, dont les motorisations, certes honnêtes mais sans relief particulier, peinent toutefois à traduire de façon concrète l’agressivité échevelée que suggère cette proue si expressive, semblant littéralement vouloir dévorer la route. Dans ces conditions et faute de pouvoir disposer d’un moteur réellement performant en série, la légitimation du nouveau style Peugeot peut opportunément passer par un concept-car propice à enflammer l’imaginaire de la clientèle ciblée par le Lion, qui entend monter en gamme et le faire savoir. Il s’agit de s’attaquer plus particulièrement à Audi, marque alors prescriptrice en matière de design et de qualité perçue. Dans l’esprit de Gérard Welter et de Jean-Christophe Bolle-Reddat, la future GT doit jouer un rôle essentiel dans ce contexte et marquer les esprits en hissant Peugeot au niveau de… Ferrari ! L’homme n’a pas froid aux yeux et, au demeurant, sa vie professionnelle ne s’est pas bornée aux studios de design ; il est aussi l’animateur de l’écurie de course WR, qui a succédé à WM, jadis fondée avec son compère Michel Meunier. Rappelons qu’aux 24 Heures du Mans 1988, c’est la WM P88 qui a établi le record de vitesse dans la ligne droite des Hunaudières – 407 km/h, opportunément ramenés à 405 km/h pour soutenir la Peugeot éponyme… Entièrement dessinée et conçue en interne, la 907 ne va pas se contenter de reprendre tel quel le V6 Peugeot-Renault, qui ferait trop pâle figure dans une machine de ce calibre. Welter va alors avoir une idée renversante : Peugeot va créer son premier – et dernier – douze-cylindres !
« Un V12, est-ce bien nécessaire ? »
Dans le passionnant ouvrage que Christophe Bonnaud lui a consacré en 2008 aux éditions Roger Régis, Gérard Welter se souvient d’avoir d’abord envisagé d’utiliser le V10 3 litres Asiatech, dérivé du moteur Peugeot conçu pour la Formule 1, où il n’avait d’ailleurs guère brillé en raison d’une fiabilité lacunaire. « Mais lorsque j’ai vu arriver ce bloc, je me suis dit que ça n’allait pas, il était vraiment trop compact, tout petit (…) Ce moteur ne faisait pas rêver, il n’était pas assez imposant (…) En clair, il fallait un V12, une âme en quelque sorte pour notre 907. Comme en parallèle nous travaillions sur le moteur V6 que nous connaissions bien pour les WR, nous nous sommes dit qu’il suffisait de mettre bout à bout deux V6… » Fruit d’une collaboration étroite entre les motoristes WR et Peugeot, le premier V12 français depuis la Matra MS670 affiche donc une cylindrée de 6 litres et atteint la barre magique des 500 ch – à l’époque, la Ferrari 575M Maranello en délivre 515… Ce V12 inédit (salué par un dubitatif « Est-ce bien nécessaire ? » par le prudent Frédéric Saint-Geours, alors directeur général de Peugeot) vient se blottir en position centrale avant, au cœur d’une plateforme elle aussi nouvelle – la 907 est bien entendu une propulsion, la boîte séquentielle étant rejetée à l’arrière selon le principe transaxle.
Exemplaire unique (hélas)
Pour la direction de Peugeot, les choses sont claires dès la présentation de la 907 au Mondial de l’Automobile 2004 : bien que roulante, très aboutie et parfaitement industrialisable, il n’est pas question de la produire. Décidément, Sochaux n’a pas la hardiesse d’Ingolstadt ; le concept-car Le Mans quattro, présenté l’année précédente, donnera pour sa part bel et bien naissance à l’Audi R8 de série ! Une fois de plus, les Français se montrent trop timorés et rechignent à se donner les moyens de rivaliser de façon concrète avec la fine fleur de l’automobile européenne. Pourtant, deux semaines durant les visiteurs du Mondial vont se presser en nombre pour admirer la peau de carbone de la 907, son mufle offensif – dont on retrouvera le thème sur les 207 et 308 – et son habitacle biplace de berlinette, rejeté loin à la suite du très long capot, l’ensemble rendant un hommage évident à la Ferrari 250 GT châssis court ; on connaît de pires références… En définitive, existe-t-il au monde une automobile plus paradoxale que la 907, tout à la fois rêve mort-né, démonstrateur d’un savoir-faire tangible mais incapable d’intégrer le réel et captivant testament d’un homme qui aurait pu emmener Peugeot bien plus haut que le territoire trop étroit auquel ses dirigeants l’ont assigné ? La nostalgie est une morsure, paraît-il…
Texte : Nicolas Fourny