Lamborghini Diablo : quarante-quatre saisons en enfer
« Surpuissante, brutale, exigeante et ne pardonnant pas la moindre distraction, la Diablo est-elle donc inconduisible ? Il serait excessif d’aller jusque-là mais, incontestablement, elle vous contraint à une implication de chaque instant et à l’humilité typique que dicte une machine à l’ancienne »
La petite firme de Sant’Agata Bolognese, qui fêtera ses soixante ans d’existence l’an prochain, aura connu plusieurs vies et il n’est pas exagéré d’écrire que l’arrivée d’Audi a constitué la bissectrice d’un parcours plutôt mouvementé. Il n’est pas facile de franchir la frontière qui sépare l’artisanat de l’industrie mais, grâce à la férule allemande, Lamborghini y est parvenu, après toutefois bien des vicissitudes — et une impressionnante collection de propriétaires successifs. Au-delà de ses spécificités, la Diablo incarne le crépuscule de la première vie du constructeur ; elle lui a permis de survivre en attendant la cavalerie bavaroise, qui a sécurisé son avenir pour le meilleur (et peut-être pour le pire, songerez-vous en évoquant l’Urus). Ayant fait feu de tout bois en multipliant les variantes tout au long de ses onze années de carrière, l’auto revendique de toutes ses fibres son identité : une supercar italienne à la fin du XXe siècle, c’était ça : un cocktail de sauvagerie plus ou moins maîtrisée, de noblesse mécanique et de romantisme approximatif. À l’issue de ces quelques lignes, nul doute que vous (re)tomberez sous l’implacable venin de son charme…
Du neuf avec du vieux
L’histoire de la Diablo commence à l’été de 1985. Le projet 132 n’a évidemment rien à voir avec la Fiat éponyme mais concerne la succession de la Countach, alors au catalogue depuis plus d’une décennie et qui doit dorénavant lutter avec une Ferrari Testarossa profondément renouvelée par rapport à l’ancienne BB. Bien sûr, le modèle n’a rien perdu de son charisme et continue de faire rêver bon nombre d’adolescents bagnolards qui sont légion à en avoir punaisé le poster sur le mur de leur chambre mais, comme l’a écrit Virgile, le temps fuit et sans retour ; le renouvellement du modèle s’avère indispensable et son ébauche survient sous l’égide des frères Mimran, qui contrôlent Lamborghini depuis le début de la décennie. Confié à Marcello Gandini — auteur de la Countach pour le compte de Bertone mais désormais indépendant —, le design initial du projet ne trahit pas les schèmes de son créateur qui, au fil des ans, s’est cloîtré dans une radicalité esthétique éloignée de tout consensus. C’est sans doute ce qui explique que sa proposition (qu’il recyclera sans vergogne au profit de la fantasque Cizeta V16) ait été singulièrement édulcorée par les équipes de Tom Gale, chief designer de Chrysler, nouveau propriétaire de la firme à partir de 1987 et qui va piloter la fin du développement de la Diablo. Substantiellement, celle-ci n’est rien d’autre qu’une Countach actualisée et il suffit de contempler les deux voitures côte à côte pour le comprendre. Ni la mécanique, ni l’architecture générale ne sont inédites et, en dépit d’une mise à jour très significative (grâce à la prodigalité de Highland Park), la nouvelle Lamborghini, contrairement à la Miura un quart de siècle plus tôt, ne recèle aucune innovation susceptible de vitrifier la concurrence.
Le plumage, le ramage, etc.
Commercialisée dans les premiers jours de 1990, la Diablo intimide naturellement le lumpenprolétariat de l’époque et il est vrai qu’un conducteur de Ford Escort ne peut qu’être stupéfait à la lecture de la fiche technique de l’engin ; une fois encore remis sur le métier, en ce temps-là le V12 maison ne connaît guère d’équivalent. Réalésé à 5,7 litres pour l’occasion et revendiquant fièrement ses 492 ch (soit 122 de plus qu’une Testarossa catalysée !) il ne comporte pourtant aucune sophistication particulière, en dehors des quatre soupapes par cylindre que les Japonais sont néanmoins en train de banaliser. Contrairement à une Porsche 959 ou à une Honda NSX, la Diablo ne ressemble pas à un laboratoire roulant, mais bien plutôt à un catalogue de survivances, rejetant tout progrès avec le dédain caractéristique des aristocrates fin de race s’accrochant à des traditions en lambeaux (sic). De la sorte, ne comptez pas sur la présence d’un ABS ou même d’une direction assistée : une Lamborghini, ça se pilote, voyez-vous — ceux qui conduisent d’une seule main en rêvassant sont priés d’aller voir chez Mercedes. On se demande d’ailleurs ce que les ingénieurs stuttgartois ont pu penser de cet habitacle foutraque, aussi bien fini que celui d’une Fiat Tempra et dont le tableau de bord fait irrésistiblement songer à un brouillon du i-cockpit dont Peugeot a fini par accoucher en grande série deux décennies plus tard. Les portières en élytre — autre héritage de la Countach — assurent le spectacle et le fait d’avoir les fesses au ras du bitume garantit une expérience de conduite sans grand rapport avec celle d’une Aston Martin Virage contemporaine. D’une dureté caricaturale, la direction et l’embrayage vous épuisent en moins de vingt kilomètres, mais il y a des compensations — au premier rang desquelles, vous l’avez deviné, l’immortel douze-cylindres dessiné par Giotto Bizzarrini en 1963…
De bruit et de fureur
Surpuissante, brutale, exigeante et ne pardonnant pas la moindre distraction, la Diablo est-elle donc inconduisible ? Il serait excessif d’aller jusque-là mais, incontestablement, elle vous contraint à une implication de chaque instant et à l’humilité typique que dicte une machine à l’ancienne — un peu, dans un autre style, comme une Morgan Plus 8. La voiture est certes capable d’autre chose que de frimer en arpentant les Champs-Élysées à 40 km/h mais cela suppose des compétences pas forcément répandues chez ceux qui, en 1990, peuvent signer un chèque de 1 440 000 francs (environ 350 000 euros d’aujourd’hui). Cependant, et contrairement à son prédécesseur, le modèle va multiplier les versions et ne cessera d’évoluer tout au long de ses onze années de production, à la fois pour achever une mise au point manifestement inaboutie au lancement et pour s’efforcer de rester au niveau d’un marché de plus en plus fertile en machines superlatives — à cet égard, et pour ne retenir que cet exemple, la comparaison avec la McLaren F1 apparue en 1993 (et nettement plus onéreuse, il est vrai) s’avère extrêmement cruelle pour la berlinette italienne, victime d’une obsolescence précoce dictée par l’âge de ses artères. Mais les hommes de Lamborghini ne s’avouent pas vaincus pour autant et, les dollars du Pentastar aidant, témoignent d’une vitalité qui réussit encore à surprendre les observateurs ; l’irruption, après tout de même trois ans d’existence, d’une version VT (pour Viscous Traction) à quatre roues motrices constitue sans doute la péripétie la plus marquante dans l’histoire du modèle. Sans compromettre l’équilibre naturel de la voiture, la nouvelle transmission, capable d’envoyer jusqu’à 25 % du couple vers l’essieu antérieur, améliore sensiblement les qualités routières de la Diablo, qui devient dès lors un peu moins caractérielle et s’offre au passage le luxe d’une proposition unique dans son segment de marché : ni Maranello, ni Newport Pagnell, ni Woking ne disposent alors d’une offre équivalente.
Le poids de l’héritage
On peut en dire autant du roadster présenté en 1995 ; la Diablo se découvre et offre à présent des sensations démultipliées à ses occupants. L’agrégat unique du V12, de la transmission intégrale — la carrosserie ouverte n’étant pas proposée avec la transmission à deux roues motrices — et du pilotage cheveux au vent personnifie un concept qui a perduré jusqu’à l’Aventador, ce qui en ratifie la pertinence. Trois ans plus tard, après que Chrysler a cédé l’entreprise à des investisseurs asiatiques à l’implication chancelante, Audi prend les rênes de Lamborghini et commence à remettre de l’ordre dans la maison. Il s’agit d’éloigner définitivement le spectre de l’incertitude matérielle qui plane depuis trop longtemps sur l’avenir de la firme et de reconstruire un plan-produit digne de ce nom. Il faut aussi assurer une fin de parcours digne à la Diablo, tandis que débute la mise au point d’une remplaçante qui lui devra beaucoup… Après le premier restylage de 1999 (qui avait entre autres consisté à remplacer les pop up lights par des optiques fixes de Nissan 300 ZX, modifiant notablement la physionomie de l’auto), Luc Donckerwolke est mandaté par Audi pour un lot d’ultimes retouches qui, subtilement, annoncent déjà la Murciélago ; et c’est dans cet équipage que la Diablo achève un parcours tumultueux, haletant et décousu qui, tout bien considéré, correspond très précisément à la psychologie de son constructeur.
Que sont devenus les 2884 exemplaires construits jusqu’en 2001 ? La Diablo fait hélas partie de ces machines que l’on croise plus souvent dans les ventes aux enchères que sur la route. Indéniablement, la carrière du modèle aura été trop longue mais, à tout le moins, son maintien au catalogue lui aura-t-il permis de se bonifier, même si ce ne sont pas forcément les dernières 6.0 VT qui intéressent le plus les collectionneurs ; les SE30 Jota de 1993 (opportun clin d’œil à la Miura) ou les GT plus tardives sont les plus sauvages de la série et n’ont, du reste, existé qu’en propulsion. Elles illustrent peut-être le plus authentiquement ce qu’a été l’épopée de cette Lamborghini que, comme souvent, ses défauts ont fini par rendre attachante. Moins charismatique qu’une Countach et moins élaborée que ses héritières, la Diablo ressemble peut-être à une charnière qui grince… mais, si on lui demande comme il convient, elle sait encore grincer fort joliment !
Texte : Nicolas Fourny