Un constructeur populaire qui décide de s’attaquer à l’élite de la construction automobile, ça n’a rien d’extraordinaire en soi : dès les années 1960, l’on a vu des marques comme Citroën, Opel ou Ford se lancer, avec des fortunes diverses, à l’assaut d’une concurrence a priori intouchable. En particulier, la firme à l’ovale bleu s’entêta longtemps, à la fois dans le haut de gamme avec les Granada puis Scorpio, et dans le domaine des voitures de sport aussi bien calibrées pour la piste – en l’espèce, on se souvient avant tout de la Capri 2600 RS qui, aux mains notamment de Jean Vinatier ou Jochen Mass, donna plus d’une fois du fil à retordre aux Porsche. Quinze ans plus tard, et dans un autre style, celle que les Anglais surnomment affectueusement Cossie se chargea pour sa part de rivaliser avec les fleurons de l’industrie germanique en matière de berlines surmotorisées ; c’est ainsi qu’un beau jour de 1986, BMW et Mercedes-Benz virent débouler dans leurs rétroviseurs une Sierra aussi roturière que performante !
Le choc Sierra
L’histoire de Ford Europe est fertile en soubresauts techniques et esthétiques qui, plus d’une fois, ont surpris les amateurs de la marque ; ce fut notamment le cas à l’orée des années 1980, lorsque l’apparition de la Sierra provoqua un choc absolument considérable. Rien, hormis l’étude de style Probe III dévoilée lors de l’IAA 1981, n’avait réellement préparé les propriétaires de Taunus à un tel séisme. Il n’était probablement guère aisé de renoncer aux charmes rustiques mais rassurants d’une berline parallélépipédique et à la définition technique figée depuis plus d’une décennie, au profit d’une cinq-portes dont les formes volontairement molles défrichaient le terrain pour le bio design à venir. Dessinée sous la férule de Patrick Le Quément, la nouvelle familiale à l’ovale bleu se caractérisait par un vocabulaire esthétique entièrement renouvelé, appuyé sur une fluidité générale en phase avec d’autres nouveautés contemporaines (l’Audi 100 C3 par exemple) et sur un ensemble de détails qu’il est passionnant de recenser près de quatre décennies plus tard. L’épaisseur inusitée des montants de carrosserie – étrécissant d’autant les vitrages –, la calandre épurée, voire carrément supprimée selon les variantes, le rétroviseur extérieur des versions de base, qu’on aurait pu croire sorti du bureau d’études Citroën, les enjoliveurs profilés, le profil semi-fastback permettant d’intégrer le hayon tout en suggérant la présence d’un coffre traditionnel ; tout cela inscrivait la nouvelle venue dans une modernité assumée. Techniquement parlant toutefois, Ford n’avait pas osé briser l’ensemble des tabous et, contrairement à l’Escort apparue deux ans auparavant, la Sierra demeurait fidèle aux moteurs en fonte (4 cylindres en ligne « Pinto » et 6 cylindres en V « Cologne ») ainsi qu’à la propulsion, tout en se convertissant aux ineffables joies des roues arrière indépendantes. Esthétiquement novatrice mais modestement motorisée et conservatrice à bien des égards, l’auto ne semblait en aucun cas destinée à réjouir les amateurs de pilotage. Et pourtant…
Un « M » peut en cacher un autre
Dans un premier temps, Ford se contenta d’asticoter timidement BMW avec une XR4i dont l’aileron biplan suggérait un tempérament hélas hors de portée du brave V6 de 150 ch dissimulé sous le capot. Pourtant, dans le secret des bureaux d’études et des pistes d’essais, l’inoffensive Sierra s’apprêtait à renverser la table et ce, sans se priver des raffinements techniques usuellement réservés à l’aristocratie souabe ou bavaroise. En partant d’une base saine – les dangereux dandinements des Taunus appartenaient désormais au passé –, les ingénieurs de Ford Motorsport, en s’appuyant sur l’expertise des motoristes de Cosworth, élaborèrent en effet l’une des familiales sportives les plus attachantes de son temps. Sur la base de la berline trois portes (non diffusée en France à ce moment-là et disposant de vitrages latéraux moins tarabiscotés que ceux de la XR4i), l’on vit apparaître la première Ford officiellement badgée Cosworth – et c’est peu dire que l’auto n’usurpait pas sa nouvelle identité. L’objectif consistait à la fois à obtenir l’homologation de l’engin en groupe A, dans le but de participer au championnat d’Europe des voitures de tourisme (en anglais : ETCC, pour European Touring Car Championship), et d’en dériver une voiture de série, locomotive idéale pour dynamiser la gamme et indispensable quoi qu’il en soit car, pour qu’un modèle soit homologué, la FIA imposait qu’il soit produit à au moins 5000 exemplaires, dûment commercialisés.
200 chevaux pour (presque) tout le monde
Présentée initialement en tant que prototype à Genève en 1985, la RS Cosworth (RS pour Renn Sport, à l’instar des Capri ou Escort ainsi nommées) débute sa carrière commerciale au début de l’été 1986. Et il est strictement impossible de la confondre avec les paisibles 1600 GL destinées aux représentants de commerce ou aux pères de famille peu concernés par les joies du pilotage. Avec un aileron encore plus impressionnant que celui de la XR4i, des jantes BBS et des ailes joyeusement élargies, Cossie ne fait pas semblant – elle reprend, somme toute, les mêmes recettes que ses rivales désignées, elles aussi capables de transporter une petite famille et ses bagages tout en donnant le sourire à son conducteur. Apparues respectivement en 1984 et 1986, les Mercedes 190 E 2.3-16 et BMW M3 s’efforcent de réaliser une synthèse identique à celle de la Ford, mais à un autre niveau de prix. Afin de fixer les idées, pour le millésime 1987 et sur le marché français, la BMW était tarifée 257 600 francs, la Mercedes 292 920 francs et la Sierra… 194 700 francs (environ 54 000 euros de 2022), soit respectivement 25 et 33 % de moins ! Spécialiste du rapport prix/équipement, Ford démontrait qu’il pouvait aussi s’imposer sur le plan du rapport prix/prestations car, sous le capot, la Sierra sommitale n’avait rien à envier à ses deux concurrentes les plus affûtées !
Working class hero
À une époque où les moteurs multisoupapes ne couraient pas les rues, Cosworth – également sous-traitant de Mercedes pour la culasse de la 190 « 16s »… – jeta aux orties tout le haut-moteur du débonnaire 2 litres Pinto pour le doter de quatre soupapes par cylindre, associées à un turbocompresseur Garrett soufflant à 0,7 bar. Résultat : 204 ch à 6000 tours/minute et un couple très confortable de 276 Nm disponible dès 4500 tours. Des valeurs qui surpassaient celles de la BMW comme de la Mercedes (il est vrai dépourvues de suralimentation), qui présentaient des rapports poids/puissance moins favorables que ceux de la Sierra… Malheureusement pour celle-ci, la 190 et la M3 retrouvaient des couleurs lorsque l’on examinait leurs liaisons au sol – et, fort logiquement, leur comportement routier. Si vous désirez une auto susceptible de vous apprendre les rudiments du survirage, ne cherchez pas plus loin : avec son moteur généreux et ses trains roulants sous-dimensionnés, Cossie vous démontrera rapidement que, pour en tirer la quintessence, il faut littéralement se battre avec elle, sans l’aide, par exemple, du train arrière multibras de la Mercedes – sorte d’antithèse de la Ford, avec ses allures de bourgeoise encanaillée, sa finition au cordeau et la sophistication revendiquée par ses concepteurs. Car, à bord de la Ford, oubliez tout maniérisme : plastiques quelconques et instrumentation au rabais constituent l’ordinaire et il faut regarder les sièges Recaro fournis de série pour se rappeler de quoi la RS Cosworth est capable…
Je suis (déjà) une légende !
Contre toute attente, après 5545 unités produites dans l’usine belge de Genk – celle-là même que Ford a fermée en 2014 –, Cossie poursuivit son chemin, sous le format moins exubérant de la classique berline tricorps (baptisée Sierra Sapphire au Royaume-Uni) apparue lors du restylage de la gamme en février 1987. Nettement plus discrète que sa devancière, la nouvelle Cosworth (qui ne se prénommait plus « RS ») faisait dorénavant partie de la gamme régulière ; il n’était plus question d’une production en série limitée, même si son prix de vente, qui demeurait très compétitif vis-à-vis de la concurrence, la destinait à une clientèle très différente de celles des versions « civiles ». L’apparition, en 1990, d’une transmission intégrale répartissant la puissance selon un rapport de 34/66 en faveur de l’essieu arrière, fit sensiblement évoluer le typage de l’auto, désormais plus facilement maîtrisable par un conducteur moyen (et, aujourd’hui, cotant moitié moins que la version propulsion). En combinaison avec une puissance poussée à 220 ch, c’est dans cet équipage de la Sierra Cosworth acheva sa carrière, en 1992, passant le flambeau à une Escort qui n’en avait que le nom car, sous une apparence proche des Escort MkV, la voiture reprenait l’intégralité des soubassements de la Sierra ! C’en était toutefois fini des familiales de ce calibre chez Ford, les Mondeo « ST » qui lui succédèrent correspondant à une autre philosophie. De nos jours, ce sont bien entendu les premières « RS » trois portes qui sont les plus convoitées ; la cote LVA fixe ainsi la valeur d’une RS Cosworth à 40 000 €, la rarissime RS500 faisant pour sa part l’objet d’un véritable culte, l’une d’elles ayant été adjugée à près de 680 000 € lors d’une vente aux enchères en février dernier. Sans aller jusqu’à de telles extrémités, il ne fait guère de doute que toutes les Cosworth, devenues quasiment introuvables dans leur configuration d’origine, n’ont pas fini de grimper…
Texte : Nicolas Fourny