C’est entendu, la Jaguar XJ est la plus belle berline du monde… ou pas. Car auparavant, l’Angleterre nous a aussi donné un autre joyau, plus méconnu, bien plus confidentiel – et bien plus onéreux aussi : j’ai nommé la plus élégante quatre-portes que Bentley ait jamais construite, c’est-à-dire la Continental Flying Spur qui, en neuf ans d’existence, a profondément marqué l’histoire de la firme. À tel point que sa seule berline, à l’heure actuelle, en a repris l’appellation, sinon l’esprit… Établi sur la base de l’ultime Bentley à châssis séparé, d’une classe indépassable et d’un snobisme assumé, ce carrosse des temps modernes incarne à lui seul toute la majesté britannique forgée sur des traditions qui s’apprêtaient alors à mourir : celle des carrosseries hors-série, amoureusement façonnées sans grand souci du prix de revient. Cela qui, sans aucun doute, fait de la Flying Spur la dernière grande romantique !
Pour que Bentley reste Bentley
En avril 1955, Rolls-Royce présente deux modèles inédits chargés, respectivement, de prendre la suite des Silver Dawn et Bentley Type R. Chacun constate immédiatement que les nouvelles Silver Cloud et Bentley S poussent la standardisation plus loin encore que leurs devancières : dues au crayon de John Blatchley, les deux berlines « usine » (Standard Saloon) sont ainsi presque entièrement identiques, calandre et logos exceptés ; même les moteurs ne présentent plus la moindre différence d’une marque à l’autre. La Bentley coûte traditionnellement un peu moins cher que la Rolls-Royce équivalente, mais cela tient pour l’essentiel au prix de revient des calandres (simplement emboutie sur la S, façonnée à la main pour la Cloud). À cette aune, on pourrait à bon droit considérer que Bentley est en train de devenir une sous-marque de Rolls, se destinant aux quelques clients qui estiment que la calandre R-R est vraiment trop ostentatoire – si toutefois les Continental n’existaient pas ! Présentée à l’automne 1952, la R-Type ainsi nommée, talentueusement carrossée par H.J. Mulliner, a permis à Bentley de redonner de la vitalité à son vieux slogan, The Silent Sport Car, même si l’engin était nettement plus silencieux que sportif… Aussi sensuellement dessinée que la berline R-Type s’avère décourageante de roideur, la première Continental remporte tous les suffrages des conducteurs désireux de pouvoir traverser l’Europe avec style, dans un luxe et à des allures inimaginables pour le commun des mortels, alors condamné à subir le prosaïsme des Ford Popular ou des Morris Minor. Et, fort logiquement, dès l’automne de 1955, Bentley présente la version Continental du nouveau châssis !
Les derniers feux de l’aristocratie
Nous parlons bien de châssis car, contrairement à la Standard Saloon, Bentley ne propose aucune carrosserie « usine » pour la Continental S. Il revient au client de choisir entre plusieurs propositions : Mulliner commet ainsi un coupé baptisé Sports Saloon, Park Ward (propriété de Rolls-Royce depuis 1939) en conçoit un autre, d’allure moins sportive – tout est relatif, n’est-ce pas – ainsi qu’un Drophead coupé dont, sept décennies plus tard, l’élégance demeure incoercible. S’y ajoutent assez vite des réalisations plus marginales, signées James Young, Hooper ou Franay, qui profitent des dernières années de liberté encore offertes par le châssis vendu nu. Car ce sont là les derniers feux des carrossiers de la grande époque, dont la plupart ne survivront pas à l’avènement de la monocoque. En ce milieu des années 50, il est donc encore possible de faire carrosser sa Bentley S « à façon » mais, si la plupart des amateurs de Continental commandent des coupés ou des cabriolets, c’est bien la berline dévoilée en août 1957 qui incarne le climax de cette série…
Un coupé 4 portes avant l’heure
Dès l’abord, la Flying Spur, qui reprend l’empattement de la berline « usine » short wheel base, présente des proportions quasiment bouleversantes, tutoyant la perfection et dont la modernité souligne presque cruellement le côté old school de sa matrice, laquelle, en comparaison, semble avoir vingt ans de retard. Sans avoir l’air d’y toucher, la Continental à quatre portes, due elle aussi à Mulliner, annonce déjà les fondamentaux de la décennie suivante : si l’empreinte des ailes arrière demeure très marquée – une caractéristique que l’on retrouve d’ailleurs sur la Flying Spur actuelle –, la silhouette de l’auto est résolument « ponton », tournant sans ambages le dos aux remugles de l’avant-guerre auxquels la berline S n’a pas su renoncer. Alors que sa hauteur est la même, la Continental Flying Spur s’apparenterait presque à un coupé à quatre portes. Quel que soit l’angle sous lequel on la contemple, l’auto exsude une tout autre fragrance que la standard saloon dont elle reprend pourtant la mécanique – à savoir le six-cylindres en ligne R-R de 4887 cm3, dont la puissance, selon la tradition, n’est pas divulguée par le constructeur mais que les bons connaisseurs du modèle évaluent à environ 180 ch. La Flying Spur hérite aussi des archaïsmes de la Silver Cloud, dont la suspension nantie de ressorts à lames à l’arrière et les freins à tambours aux quatre roues commencent sérieusement à dater.
La révolution du V8
En 1959, la Bentley S2 succède à la S – un changement pratiquement imperceptible de l’extérieur, car l’important se situe sous le capot : au vénérable « six pattes » se substitue un V8 qui, contre toute attente, survivra jusqu’en 2020. Conçu par les motoristes Rolls-Royce sur la base d’une étude avortée récupérée chez General Motors, le nouveau moteur, entièrement réalisé en aluminium et d’une cylindrée de 6230 cm3, anime dès lors la gamme Continental, y compris la Flying Spur, qui profite à l’instar de ses sœurs d’un surcroît de puissance, estimée à environ 190 ch, ainsi que d’une direction assistée montée en série. C’est la seule évolution notable dans l’histoire du modèle qui, comme les autres Bentley, deviendra « S3 » en 1962, recevant à cette occasion une proue remodelée, équipée de quatre phares qui annoncent déjà la future berline T alors à l’étude. Les dernières S3 Flying Spur quitteront les ateliers de Mulliner (racheté par R-R en 1959) au printemps 1966 et resteront sans descendance ; la série des Continental disparaîtra avec elles et il faudra attendre 1991 pour voir réapparaître un coupé semblablement nommé et relevant de la même philosophie. De nos jours, la Flying Spur reste très appréciée des connaisseurs et des amoureux de la marque, la version la plus désirable étant sans doute la S2, qui combine les avantage du V8 avec la grâce d’un design dont le classicisme ne vieillira plus jamais !
Texte : Nicolas Fourny