Les spectateurs du dernier James Bond en date n’ont pas pu la rater : la V8 Saloon de l’agent 007 illumine de ses projecteurs le tout dernier plan du film et, avant cela, ils auront pu la voir évoluer dans les rues de Londres avant d’arpenter la plus fameuse des routes norvégiennes avec, sans doute, le sentiment de retrouver une silhouette familière qui, si l’on prend en compte l’héritage de la DBS, aura occupé l’essentiel du catalogue d’Aston Martin durant plus de vingt ans. Si cette longévité a davantage correspondu à l’incapacité financière du constructeur à renouveler le modèle qu’à un choix délibéré, elle aura cependant permis à cette chère vieille chose de se rappeler longuement à notre bon souvenir, suivant les péripéties d’une histoire pour le moins mouvementée…
Les premiers pas d’une légende
Nous sommes en février 1972. Sir David Brown, propriétaire d’Aston depuis vingt-quatre ans, jette l’éponge sous la pression de son conseil d’administration : les exercices déficitaires successifs ont abouti à un endettement susceptible de compromettre l’avenir de l’entreprise, voire même de la David Brown Corporation tout entière. Moyennant quoi les initiales de l’ancien taulier, qui nommaient les modèles de la firme depuis la fin des années 40, doivent disparaître ; c’est ainsi que la DBS lancée en 1967 change d’identité et aussi de visage. Aux quatre optiques et à la calandre chromée bien connues de tous les amateurs de la série The Persuaders! succède une physionomie dont la parenté avec la Ford Mustang contemporaine peut surprendre mais qui, en définitive, s’intègre harmonieusement à un design globalement inchangé. Dues à William Towns, les lignes tendues de l’auto s’avèrent résolument ancrées dans la décennie qui vient de commencer et marquent une franche rupture avec le style des DB4, 5 et 6, défini par la Carrozzeria Touring une quinzaine d’années auparavant. Désormais baptisée simplement « V8 », la voiture n’évolue pas de prime abord sur le plan mécanique et reprend le 5,3 litres dessiné par Tadek Marek pour la DBS, associé soit à une boîte mécanique ZF, soit à une transmission automatique Chrysler Torqueflite ; c’est à ce groupe moderne, tout en alliage, à quatre arbres à cames en tête, que toutes les Aston Martin vont exclusivement faire appel jusqu’à l’apparition de la DB7 en 1993. Néanmoins, l’ancien six-cylindres va rester disponible en parallèle et équiper 71 exemplaires d’une version méconnue, dénommée « Vantage » et donnée pour 325 chevaux mais dont la production s’achève dès 1973. Les premières AM V8 présentent aujourd’hui le charme de leur époque : en ce début des seventies, elles sont encore épargnées par l’embourgeoisement qui, plus tard, va caractériser leur évolution et que d’aucuns regretteront avec une certaine véhémence. Sobre et tout de noir vêtu, le mobilier de bord témoigne d’un luxe presque janséniste en comparaison de la débauche de boiseries qui s’imposera progressivement à partir de 1978. Grand tourer par excellence, l’Aston marche sans vergogne dans les pas de ses aînées et il faut aller chercher une Ferrari 365 GT/4 2+2 ou une Maserati Ghibli pour trouver des rivales à sa mesure, avec cet agrégat subtil entre raffinement de l’accueil et sauvagerie mécanique, élégance transcendée et performances de haute lignée.
Les avantages de la Vantage
En 1973, alors que la situation financière d’Aston ne parvient pas à se stabiliser, l’Aston Martin V8 connaît ses premières évolutions marquantes. De la sorte, l’injection Bosch héritée de la DBS cède la place à quatre carburateurs Weber double corps, qui imposent une prise d’air de plus grandes dimensions sur le capot. C’est sous cette forme que l’auto sera la plus produite, avec 967 exemplaires jusqu’à l’automne de 1978. Toutefois, il s’agit alors d’une période particulièrement sombre pour Aston Martin, qui se déclare en faillite fin 1974. La production s’interrompt et il faut attendre le début de 1976 pour qu’elle redémarre, la firme ayant trouvé de nouveaux propriétaires qui vont investir de façon significative pour moderniser et étendre la gamme. C’est à eux que l’on doit notamment la réapparition d’un modèle « Vantage » en 1977 ; cette fois, l’auto ne se contente plus de concurrencer les coupés de grand tourisme mais vise carrément les supercars du calibre de la Ferrari BB 512 ou de la Lamborghini Countach — et, du moins en termes de performances, elle s’en donne les moyens : le V8 délivre désormais 395 chevaux et 550 Nm de couple, ce qui transforme le coupé anglais en une brute aussi authentique qu’attachante. Bien sûr, la puissance ne fait pas tout et l’architecture déjà vieillissante de l’Aston ne lui permet évidemment pas de se montrer aussi efficace que ses rivales italiennes dans certaines circonstances. Son moteur avant comme son châssis, qui doit encore beaucoup à la DB6, datent irrémédiablement le modèle et l’inscrivent dans un typage très éloigné des berlinettes surbaissées à moteur central, formes agressives et pop up lights, dont le prestige mécanique demeure de surcroît hors de portée de l’Anglaise si l’on se borne à recenser les cylindres de chaque protagoniste. Mais peu chaut aux clients de Newport Pagnell, eux qui ont su comprendre l’exotisme de la V8 et de ses dérivés. Les Aston de cette époque parlent un langage qui leur est spécifique ; ce ne sont ni des Jaguar, ni des Bentley, ni des Bristol, ni même le résultat d’une improbable alchimie entre les trois. Il en émane un parfum d’artisanat — et pour cause… —, de rareté — la production annuelle se compte alors en dizaines d’unités —, sans parler d’une forme de snobisme éclairé qui relègue les plus onéreuses des Porsche ou des Mercedes-Benz au douloureux purgatoire de la banalité.
Quel est votre vecteur, Victor ?
Mil neuf cent soixante-dix-huit reste une année importante pour Aston Martin Lagonda (AML) : c’est d’abord, au printemps, le retour d’une décapotable dans la gamme, sous la forme d’une V8 Volante dont les ventes vont rapidement surpasser celle de la version fermée ; puis, à l’automne, l’arrivée de la version dite « Oscar India » (car lancée officiellement le 1er octobre, soit « October I »), recelant une longue série de modifications. La gamme V8, dorénavant constituée de trois modèles (Saloon, Vantage et Volante) n’allait pas connaître d’évolutions majeures dans les huit années qui suivirent, alors que la marque devait une fois encore changer de mains. C’est en effet au début de 1981 que le patron de Pace Petroleum, Victor Gauntlett, prit le contrôle d’Aston avant de s’associer peu de temps après avec la famille Livanos, armateurs grecs dont les ressources, pour la première fois depuis de longues années, permettaient à la firme d’envisager un avenir relativement serein. Gauntlett demeura à la tête de l’entreprise durant dix années décisives à bien des égards. Ainsi, c’est durant cette période que le partenariat historique avec Zagato fut réactivé, sous la forme d’une série très limitée (52 coupés et 37 roadsters) construits entre 1986 et 1990 et élaborés sur l’inépuisable châssis de la V8 Vantage, dont ils reprenaient naturellement le groupe motopropulseur, délivrant ici une puissance de 432 ch. Comme bien d’autres créations du carrossier italien, les deux Aston aux formes radicales et dépourvues de tout cousinage esthétique avec leurs matrices ne firent pas l’unanimité. Mais 1986, c’est aussi l’année des derniers réaménagements pour les AM V8 « classiques », avec surtout le retour de l’injection (enfin maîtrisée, diront les mauvaises langues), dictant un capot plat, l’ancienne excroissance due aux carburateurs étant devenue inutile. Victor Gauntlett aura également supervisé le développement de la Virage, appelée à prendre la succession de l’AM V8 dans toutes ses versions à partir de 1989, et entamé les négociations qui conduisirent Ford à racheter 75 % des parts d’AML à l’automne de 1987. En 2020, Aston Martin a rendu un émouvant hommage à son ancien patron au travers de la supercar Victor, basée sur la One-77. Un clin d’œil mérité car, Augustus Bertelli et David Brown mis à part, Gauntlett est incontestablement le dirigeant d’Aston dont le rôle aura été le plus déterminant.
Licence to thrill
À partir de la seconde moitié des années 1980, l’AM V8 se mit à ressembler à ces artistes vieillissants qui devraient prendre leur retraite mais dont une carrière étincelante suffit à garantir l’éternelle bienveillance du public. Relisez les articles consacrés à l’auto dans ces années-là : personne ne se gausse de trains roulants hors d’âge, d’une boîte automatique néanderthalienne ou d’une carrosserie dévoilée du vivant de Jimi Hendrix. Au contraire, on s’installe au chevet de la vieille dame avec un infini respect, en faisant semblant de croire qu’elle ne mourra jamais. On s’extasie sans fin sur les particularismes typiquement insulaires de l’objet (l’inénarrable posture du frein à main, l’ergonomie générale digne des Monty Python, les fragrances de cuir, les boiseries généreusement dispensées, etc.). On loue les capacités (il est vrai encore respectables) du V8. Et cette indulgence ne vient pas de n’importe où : il faut en convenir, l’auto dégouline littéralement de classe (même si les excroissances de carrosserie des Vantage ne sont pas forcément du meilleur goût). Et en plus, au crépuscule de son existence, elle a marqué le retour d’une Aston entre les mains de James Bond, incarné par Timothy Dalton dans The Living Daylights. Immatriculée B549WUU (à l’instar de l’exemplaire utilisé trente-deux ans après dans No Time to Die) et bardée comme il se doit de gadgets qui rythment la meilleure séquence du film, l’AM V8 prend très dignement la suite de la DBS de George Lazenby dans On Her Majesty’s Secret Service. En 2019, revoir la même auto aux mains de Daniel Craig tandis qu’il se gare dans Whitehall n’a pas seulement ravi les fans de 007, mais aussi tous ceux qui savent ce que l’histoire de l’automobile britannique doit à cette machine imparfaite et charismatique, aristocratique en diable mais capable de brutalité. C’est elle qui a permis à Aston de survivre à une litanie de vicissitudes dont la marque est ressortie éprouvée mais toujours vaillante. Sa légende (et sa cote actuelle) ne tiennent pas seulement à sa longévité ; de nos jours, le modèle demeure très impressionnant à aborder, à conduire comme à habiter. Tout le mal que l’on peut vous souhaiter, c’est d’avoir la chance de vous en offrir une. You have all the time in the world…
Texte : Nicolas Fourny