Triumph Acclaim : une heure dans la Triumph à Clém
Au début des années 1980, l’état de l’industrie automobile britannique généraliste n’incitait pas à la rigolade. Modèles dépassés et/ou mal conçus, fiabilité déficiente, conflits sociaux à répétition et stratégie globale farfelue — la liste des déboires de la British Leyland était à peu près aussi longue et déprimante qu’un discours de Fidel Castro. Dans ce lugubre contexte, les moyens commençaient sérieusement à manquer, à tel point que les Anglais se virent contraints d’aller frapper à la porte des Japonais pour développer plusieurs de leurs modèles. C’est ainsi que, dans la grisaille de l’automne 1981, la résurrection de Triumph ne concerna hélas pas le lancement d’un nouveau roadster destiné à remplacer le duo TR7 / TR8 mais, bien plus prosaïquement, le recyclage d’une berline Honda, rebaptisée Acclaim pour l’occasion, sans que l’on sache ce que cette dénomination (acclamer en français) devait à l’ironie ou à l’énergie du désespoir. Toutefois, l’air de rien, et en dépit de son inconsistance, il s’agit là d’un modèle historique qui fut suivi, pour le meilleur ou pour le pire, d’une longue série de bricolages plus ou moins hâtifs et qui, pour la plupart d’entre eux, ressemblaient autant à une voiture anglaise que Michèle Torr à Janis Joplin. Il nous a paru important de revenir, quelques lignes durant, sur une auto qui transportait avec elle tous les ingrédients du poison qui allait achever l’œuvre de destruction qu’avaient commencé, au cours de la décennie 70, les patrons et les syndicalistes de BL, pour une fois unis dans la même tragique incompétence. Dans le récit qui suit, et qui est possiblement fictif, toute ressemblance avec des personnages existants est joyeusement volontaire…
Rendez-vous à Saint-Germain-des-Prés
S’il avait vécu dans les années 1960, on aurait volontiers qualifié mon ami Clément de chic type — formulation dont la désuétude renforce le charme. Malheureusement pour lui, il est né en 1977, ce qui signifie qu’il a eu vingt ans à une époque où, déjà, les notions de gentillesse ou de serviabilité étaient assimilées à une regrettable absence de caractère. Et, comme il me le fait souvent remarquer, ça ne s’est pas arrangé depuis. À présent, Clém (diminutif qu’il n’apprécie guère) a quarante-trois ans. Et il a eu le temps de se forger un goût immodéré pour les machines improbables, notamment lorsqu’elles proviennent de l’autre côté du Channel. Dans l’ancienne écurie quelque peu vermoulue qui lui tient lieu de garage, on peut par exemple trouver une Rover SD1 Diesel (quatre culasses et plus d’un emmerdement), l’émouvant squelette d’une Riley Kestrel, deux intérieurs complets de Metro Van Den Plas, une Panther Rio (c’est Michael Nesmith qui va être content) ou encore, ensevelie sous environ une tonne de vieux numéros de l’Auto-Journal, la silhouette indécise d’un Discovery plus ou moins désossé. Avec un peu d’imagination, on se pourrait se croire chez Roger Baillon, mais je doute fort qu’aucun expert en automobiles anciennes ne tombe jamais en pâmoison devant ce bestiaire incongru.
Clém n’est jamais aussi excité que lorsqu’il suit la piste d’une énième et miraculeuse trouvaille. Et, ce jour-là justement, sa voix tremblait d’émotion lorsqu’il m’appela. « Tu es dans Paris ? Oui ? Retrouve-moi vers la rue du Dragon à trois heures. J’ai un truc sensass à te montrer ! » Un truc sensass. Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Une Reliant Scimitar GTE ? Une photo dédicacée de Spen King ? Un manuel d’utilisation de Bristol Blenheim ? En traversant le boulevard Saint-Germain, je me perdais en conjectures.
Une bagnole qui a du coffre
Bien entendu, j’avais tout faux et, tout à coup, au coin de la rue du Four, je vis s’approcher Clém, hilare, au volant d’une Honda Civic de la génération SL33. Du moins était-ce ce que l’on pouvait penser en contemplant l’objet de face. Son affable physionomie évoquait le style nippon (ni mauvais, je sais que vous y avez pensé) du début des années 1980 et ce que l’on peut affirmer de plus aimable à son sujet, c’est que son esthétique était avant tout conçue pour ne pas déplaire. Comme truc sensass, on pouvait aisément trouver mieux, même si les Civic de cette période ont pratiquement disparu de la circulation. C’est alors qu’au moment où la voiture s’arrêtait à ma hauteur, je compris l’affaire : en lieu et place de l’habituelle carrosserie bicorps de la citadine japonaise apparut un dessin insolite dont la consternante banalité ne parviendrait jamais à se faire passer pour un quelconque classicisme. Poussés par je ne sais quelle perversion, les stylistes de chez Honda avaient en effet choisi de greffer un troisième volume à leur auto, laquelle se trouvait donc affublée d’un coffre dont la grâce s’apparentait à celle d’un parpaing. « Allez, monte ! » m’enjoignit Clém au moment où un conducteur de VTC au verbe agressif commençait à s’énerver derrière lui. Je l’avoue, j’ai hésité quelques secondes avant d’ouvrir la portière avant droite et de me glisser à la place du mort. Soit dit en passant, je ne comprendrai jamais l’obstination de certains marchés à exiger que les constructeurs défigurent de la sorte certains de leurs modèles ; aux yeux de certains clients, il paraît qu’une malle arrière est plus « statutaire » qu’un hayon ; moyennant quoi, des créatures d’épouvante ont longtemps sillonné les routes espagnoles, grecques ou portugaises — songez donc aux premières Ford Orion, aux Renault Siete ou aux Opel Corsa TR ! Même si la Civic originelle n’avait pas tout à fait le charisme d’une NSX, on pouvait légitimement parler de massacre…
Tandis que Clém s’engageait sur le boulevard, j’observai attentivement le mobilier de l’auto. Un coup d’œil ultérieur à ma documentation me confirmerait l’exacte similitude de ce dernier avec celui des Civic distribuées par Honda France à ce moment-là : sans génie, sans surprise, mais sans problème non plus. Tout était net, bien organisé et aussi passionnant à contempler qu’un vieux chewing-gum. Un seul détail clochait : sur le volant, le « H » avait été remplacé par une couronne de lauriers enserrant le nom de Triumph. « Pourquoi as-tu collé un logo de chez Triumph sur ta Honda ? Et puis d’abord, qu’est-ce que c’est que cette bagnole bizarre ? » demandai-je à Clém, qui se rengorgea, tout content de détenir une information inédite. « Ah ! Tu ne vois pas de quoi il s’agit, n’est-ce pas ? » Eh bien non, je ne voyais pas. Alors que la singulière machine virait vers la rue Saint-Jacques, son conducteur, avec une satisfaction de cuistre, se mit à me conter une histoire étrange.
Ballade pour une Civic
« Figure-toi que c’est bien une Triumph ! Une Acclaim, pour être précis. Il n’y en a pas eu beaucoup, environ 130 000 unités, et c’est le bout du monde s’il en reste huit en état de rouler en France. » Nous coupâmes le boulevard de Port-Royal à bonne allure. « Et sous le capot, il y a quoi ? » Les Anglais ne s’étaient pas foulés ; ils s’étaient contentés de reprendre tel quel le quatre-cylindres 1 335 cm3 de la Civic, dont les 70 chevaux font sourire aujourd’hui mais qui, au début des années 1980, valaient bien ce que pouvait offrir la concurrence, Renault 9 ou VW Jetta en tête. « À la base, c’est donc une Civic. Mais une Civic trois volumes, construite sur le même empattement que la berline 5 portes. Au Japon, elle s’appelait Ballade… » Nombreuses, il est vrai, furent les Honda à arborer des appellations provenant de l’univers musical : Prelude, Accord, Concerto, Quintet, etc. La Ballade s’inscrivait dans cette mouvance, mais ça ne la rendait pas excitante pour autant, et le badge engineering auquel se livrèrent les responsables de BL pour renforcer leur gamme à bon compte n’y changea rien. « C’est le réveil de Triumph », affirmait sans rire la publicité française, qui mettait en avant le portrait d’un coureur automobile moustachu au casque de cuir et à l’air hagard, probablement censé illustrer la connexion entre l’Acclaim et les TR2 / TR3 qui faisaient la gloire de la firme un quart de siècle plus tôt. Il est d’ailleurs assez piquant de remarquer que, deux ans auparavant, PSA avait usé des mêmes artifices — la référence capillotractée à un passé prestigieux — pour relancer Talbot, avec le succès que l’on connaît…
Génération PO-GO-FM
En fait de réveil, on a surtout assisté à une pathétique fin de vie. Il y a des moments où le marketing ressemble à un service de soins palliatifs et tel fut le triste sort de la toute dernière Triumph, produite durant trois ans seulement avant de céder la place aux Rover 213 et 216, qui copiaient un peu moins servilement leurs inspiratrices conçues à Tokyo. « Tout ça était très politique, en fait », reprit Clém au moment où nous arrivions dans le capharnaüm qu’est devenue la porte d’Orléans, littéralement infestée de vélos, de trottinettes et de tramways surgissant de façon aussi massive et désordonnée que les aimables zombies de The Walking Dead. Longuement immobilisés dans ce foutoir, nous eûmes tout le temps nécessaire pour approfondir notre sujet. « À ce moment-là, les constructeurs japonais terrorisaient leurs homologues européens, persuadés qu’ils ne résisteraient pas à l’invasion de toute une cohorte de voitures abordables, solides et bien équipées… » Il existait donc une clientèle éprise de démarrages instantanés — même en hiver —, d’autoradios montés d’origine permettant d’écouter Jacques Chancel ou Pierre Bouteiller en modulation de fréquence, de lunettes arrière chauffantes livrées elles aussi de série et d’une qualité de finition un peu plus sérieuse que la quincaille franchouillarde ou italienne de l’époque ? Clém semblait intarissable sur le sujet. « D’où un lobbying d’enfer qui aboutit au contingentement des automobiles japonaises en Europe… » Ne cherchez pas plus loin la raison pour laquelle Honda vola au secours du conglomérat britannique en perdition : c’était une façon astucieuse de mettre un pied dans la porte et d’initier un dispositif de contournement dudit contingentement. Des années durant, la firme japonaise a ainsi pu écouler des centaines de milliers d’exemplaires de ses modèles, plus ou moins modifiés par les Anglais, au nez et à la barbe de Bruxelles. Puis, au début des années 1990, Honda construisit sa propre usine outre-Manche, à Swindon — celle-là même qui devrait fermer ses portes d’ici deux ans, mais c’est une autre histoire.
Demain ne meurt jamais (… mais en fait, si)
Échec commercial avéré, l’Acclaim, malgré sa physionomie transparente et son identité usurpée, a cependant fait l’objet d’une transformation typiquement britannique, sous la forme de l’Avon dévoilée en 1982 et qui reprenait consciencieusement tous les poncifs que l’automobiliste lambda associe volontiers aux productions anglaises : cuir Connolly, placages en ronce de noyer, sans oublier un toit en vinyle qui ne parvenait cependant pas à conférer l’élégance d’une Jaguar à la malheureuse auto. Comme on pouvait s’y attendre, les clients ne se précipitèrent pas sur l’objet mais cela ne découragea pas le préparateur qui élabora carrément une version Turbo, poussée à 105 chevaux et capable, selon le magazine Autocar, de couvrir le 0 à 60 miles per hour en 9,6 secondes ! On se demande ce qu’attend Ralph Lauren, grand amateur d’automobiles introuvables, pour en intégrer un exemplaire à sa fabuleuse collection…
La Triumph Acclaim dans sa version Turbo, préparée par AvonClém m’a déposé place d’Italie et j’ai regardé les feux arrière de la Triumph s’éloigner puis se dissoudre dans la circulation de l’automne 2020. Il y a quarante ans, une voiture d’un peu plus de quatre mètres de long était assimilée à une petite familiale ; de nos jours, stationnée à côté d’une 208, l’Acclaim semble aussi frêle qu’un triporteur. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? À l’instar des Citroën LN ou des Alfa Romeo Arna, l’auto peut être abordée de diverses manières : soit comme une vulgaire usurpatrice indigne de la marque qu’elle porte, soit comme un outil pragmatique ayant permis de maintenir à flot une activité industrielle et commerciale — et les emplois qui allaient avec. Du point de vue du collectionneur, elle présente avant tout un intérêt documentaire ou, pour les amateurs d’exotisme à pas cher, un daily driver aussi facile à trouver qu’une Traction Avant à moteur 22 CV. Pour les esprits tordus — et il faut l’être un peu pour rouler dans un machin pareil —, cela peut rendre la traque d’autant plus excitante !