Renault Frégate : l’âge de Pierre
De nos jours, lorsqu’on leur demande d’énumérer les berlines haut de gamme développés par Renault depuis la Libération, la plupart des gens sont capables de mentionner la R 16 ou la R 25 — c’est-à-dire des modèles encore très présents dans la mémoire collective. En revanche, hormis une modeste fraction de passionnés du Losange ou, plus simplement, de fins connaisseurs de l’histoire automobile française, peu de monde s’intéresse au cas de la Frégate, aussi appréciée de ses laudateurs qu’elle est absolument ignorée par tous les autres. Son échec commercial, l’inconsistance de sa personnalité, ses flottements techniques et commerciaux ont été maintes fois relatés ; son héritage inexistant, tout comme son absence d’antériorité dans les annales de la Régie, ne permettent pas de la rattacher à un continuum historique clairement identifié. Pourtant, quand on prend le soin d’examiner son itinéraire et de saluer la mémoire de ceux qui l’ont conçue puis portée à bout de bras une bonne décennie durant, c’est un portrait inattendu qui apparaît ; celui d’une auto avant tout malchanceuse, certes inaboutie, mais non dépourvue de qualités. Il n’est pas inutile de s’interroger sur la place qu’il convient de lui réserver dans le cœur des collectionneurs d’aujourd’hui…
Moteur, on tourne (… ou pas)
Dans un discours resté célèbre et datant de 1960 — c’est-à-dire l’année même de l’arrêt de production de la Frégate —, le général de Gaulle évoqua, entre autres, « la splendeur de la marine à voile », pour en légitimer la nostalgie mais aussi pour la ranger définitivement dans le grenier aux souvenirs, à l’instar de l’ex-empire colonial dont il était question ce jour-là. Il est difficile d’ignorer le clin d’œil involontaire que recelait cette philippique au moment de réévaluer l’importance d’une voiture dont les appellations commerciales successives, ainsi qu’on va le voir, firent largement appel à la phraséologie maritime. Navire en perdition dès l’orée de sa carrière, elle dessinait déjà, avec plusieurs décennies d’avance, la trame des déconvenues qui allaient caractériser la quasi-totalité des tentatives françaises sur le segment des grandes routières, à commencer, bien sûr, par une sous-motorisation chronique.
Car les malheurs de la Frégate ont tout d’abord concerné les capacités très lacunaires de son groupe motopropulseur. Connu sous le nom de code « 668 », il s’agissait d’un quatre-cylindres de 1 996 cm3 dont la puissance, en dépit d’une incontestable modernité conceptuelle en comparaison de l’antédiluvien moteur « 85 » apparu en 1935 et qu’il était censé remplacer, ne dépassait pas les 58 chevaux réels, soit un rendement encore acceptable avant la guerre mais complètement dépassé à la lisière des années 1950. Rappelons qu’au même moment, une Citroën 11 parvenait tout de même à extraire 56 chevaux d’un groupe de 1 911 cm3 alors déjà âgé de quinze ans. Littéralement mis à genoux par la lourde carrosserie d’une voiture longue de 4,70 mètres — dépassant en l’espèce une Ford Vedette Vendôme pourtant notablement plus puissante — et susceptible d’embarquer jusqu’à six adultes, le nouveau moteur Renault n’était visiblement pas à sa place dans une voiture affublée de telles prétentions à un certain standing. Cette situation était d’autant plus regrettable que, pour leur part, les responsables de la partie châssis avaient élaboré des liaisons au sol d’excellente qualité, conférant à la Frégate une tenue de route extrêmement convaincante.
Les mânes du commandant Gildas
Peu gratifiante à conduire, lancée à la hâte et souffrant d’une mise au point bâclée, la grande berline de Billancourt ne tarda pas à mécontenter ses premiers propriétaires, qui ne se privèrent pas de le faire savoir. Très compétente dans le développement puis la commercialisation d’une petite voiture comme la 4 CV, la Régie commença alors à enkyster, pour longtemps, son image dans un référentiel strictement populaire et structurellement incapable de se forger une crédibilité sur des segments de marché plus ambitieux et aussi plus rémunérateurs. D’autant plus qu’il fallut attendre cinq longues années pour que son constructeur daigne enfin accorder un véritable moteur à la Frégate, sous la forme du groupe Étendard (ça ne s’invente pas), arrivé à point nommé pour s’efforcer de concurrencer valablement une certaine Citroën DS… Malheureusement, le mal était fait, le ver était dans le fruit, déjà les carottes étaient cuites (et nous vous épargnerons la suite des formules comparables). Malgré une augmentation sensible de la puissance — qui passa à 77 puis 80 chevaux, soit une valeur somme toute honorable en comparaison des 75 chevaux de la voiture du Quai de Javel —, la réputation de la Frégate, peu aimablement assimilée à un veau, était solidement ancrée dans l’esprit du public et, tout comme le capitaine Haddock avec son sparadrap, elle ne put jamais s’en débarrasser.
À ce stade de notre réflexion, une sorte d’énigme commence à se dessiner. Comment un chef d’entreprise aussi avisé, aussi habile, aussi ingénieux que Pierre Lefaucheux a-t-il pu laisser ses équipes se fourvoyer à un tel point ? Connu sous le nom du commandant Gildas au sein de la Résistance, cet homme n’était rien moins qu’un héros mais, dès qu’il prit la tête de la toute jeune Régie Renault, au début de 1945, il ne tarda pas à confirmer, par surcroît, de solides qualités de manager qui permirent à l’entreprise, dans des conditions matériellement et socialement très difficiles, de reprendre ses activités et même de se réinventer. Car, entre les dernières années de l’avant-guerre — époque à laquelle Louis Renault dirigeait encore la firme qu’il avait créée — et les premiers pas de la RNUR, il y a tout un monde ; un monde constitué de tragédie nationale, de destructions, de sabotages, de luttes politiques et syndicales toxiques ; et c’est en grande partie à l’intelligence, à la ténacité et au courage de Lefaucheux que la 4 CV a dû la réussite de son lancement, son essor commercial ainsi que la pérennité de son succès.
Conçue dans la douleur et lancée dans une précipitation là encore dictée par un contexte politique tourmenté (comme Paul le narre en détail par ailleurs), la Frégate cumulait pour sa part les handicaps et, par-dessus le marché, dut affronter un spectre concurrentiel peu abondant mais opiniâtre avec, en particulier, l’apparition d’une Peugeot 403 aussi sérieusement étudiée que la Renault pouvait se montrer fantasque. Hélas, ni la boîte Transfluide — qui proposait une approche originale de l’automatisme, au prix toutefois d’une nervosité encore atténuée —, ni la luxueuse variante « Grand Pavois », ni le très élégant break « Domaine » apparu pour le millésime 1956, ne parvinrent à corriger le tir.
Chronique d’une mort annoncée
Lorsqu’une automobile est mal née, il arrive que son constructeur finisse par rétablir la situation et par rattraper sa clientèle par la manche ; à cet égard, l’exemple de la Citroën Visa s’avère singulièrement représentatif mais de tels cas demeurent rarissimes. La plupart du temps, le manque d’envergure d’un projet, les erreurs de conception, les stratégies improbables et l’incapacité récurrente à réagir avec toute la vivacité requise sont autant de clous dans le couvercle d’un cercueil pour ainsi dire livré avec le premier exemplaire tombé de chaîne. Ce sont de telles insuffisances qui ont précipité le sort de la Frégate. Dans son roman Chronique d’une mort annoncée, Gabriel García Márquez corrèle la mort du héros à la fatalité ; à celle-ci, dramatiquement validée par la disparition de Pierre Lefaucheux lui-même au volant d’une Frégate, l’on peut sans hésitation ajouter les funestes conséquences d’un certain vagabondage technique, puis d’un précoce désenchantement ayant conduit à l’abandon pur et simple, non seulement du modèle lui-même, mais aussi de son concept.
Dévoilée seulement cinq ans après la disparition de sa devancière, la R16 a été un manifeste esthétique, technique et architectural qui s’apparentait à la très violente réfutation d’une approche condamnée par l’histoire. De la sorte, il n’est pas exagéré d’écrire que la Frégate n’aura jamais connu de descendance réelle ; pour autant, aux yeux du collectionneur de 2020, l’auto peut, sans trop de peine, se montrer séduisante. À son volant — tout du moins lorsque les stipendiés de l’écologie punitive ne sont pas de sortie — il est encore possible d’arpenter les rues de Paris à une allure tout à fait conforme aux exigences du moment et de se croire, pour quelques heures, revenu au temps de Razzia sur la chnouf et d’autres récréations cinématographiques au cours desquelles la berline Renault put prendre une timide revanche sur le destin. On l’a, en effet, beaucoup aperçue dans des films noirs dont la désuétude bonhomme de sa carrosserie date l’intrigue aussi sûrement que le style vestimentaire ou les tics de langage des personnages. Sa rareté la rendrait presque exotique — et d’un exotisme très abordable : d’après la cote de La Vie de l’Auto, sept à huit mille euros peuvent suffire à l’acquisition d’un bel exemplaire. C’est peut-être l’instant de vous laisser tenter…