Rouler en « ancienne neuve » ? Voilà l’un des songes – qui a parlé d’utopie ? – les plus répandus chez les collectionneurs. De fait, pouvoir concilier le charme vintage et l’authenticité d’une automobile sans que celle-ci ne s’avère pour autant percluse des plus sombres aspects de son propre héritage – fuites diverses, mécanique capricieuse, électricité fantaisiste ou corrosion endémique –, voilà qui ressemble furieusement à une quadrature du cercle que très peu de constructeurs sont parvenus à résoudre, étant entendu que le retro design ne peut en aucun cas constituer une solution acceptable en l’espèce. Aux côtés de Caterham ou AvtoVAZ, Morgan est ainsi l’une des seules firmes s’astreignant, contre vents et marées, à faire perdurer un style, un design et une philosophie d’usage à peu près inchangés depuis plusieurs décennies – et, dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, lesdits substrats remontent carrément à l’entre-deux guerres !
Un pied dans la tombe, l’autre sur l’accélérateur
Longtemps, à Malvern, petite ville du Worcestershire, les choses sont restées telles qu’elles étaient. Chaque année, à l’instar de tous les autres petrolheads irrécupérables, je compulsais fiévreusement les bibles définitives qu’étaient alors les hors-série de la Revue Automobile, de l’Auto-Journal et de l’Automobile Magazine. Et chaque année, j’étais sûr de retrouver les photographies et les fiches techniques de grandes classiques dont la définition semblait figée à tout jamais – et bon nombre d’entre elles étaient anglaises : Aston Martin AM V8, Bristol, Rolls-Royce Phantom VI, Daimler DS 420, Land Rover ou, bien sûr, les Morgan qui nous occupent aujourd’hui paraissaient blotties dans une forme de pérennité tranquille, parvenues à un stade où l’obsolescence se mue en tradition inattaquable, à mille lieues de la froide efficience germanique ou nippone qui, pendant ce temps, s’engageait résolument sur la voie d’un progrès innovatif de plus en plus inaccessible à l’industrie automobile britannique, déjà en proie à la grande déliquescence que l’on sait… Dans ce tableau peuplé tout à la fois de nostalgie, de flegme, d’élégance surannée et de fatalisme souriant, les roadsters et tourers Morgan occupaient une place à part, sans doute parce qu’ils en étaient – et de loin – les doyens incontestés !
Le temps suspendu
J’ai là le numéro 61 du magazine Auto Rétro. Nous sommes en septembre 1985 et le dossier central de la revue est consacré à Morgan. On y trouve un reportage complet sur la petite usine de Malvern Link, un bref essai de deux des modèles produits à l’époque et une interview de Peter Morgan (1919-2003), qui dirigeait alors la firme fondée en 1910 par son père. Entre autres questions, Didier Lainé et Philippe Aubry lui demandent : « Les Morgan actuelles seront-elles toujours produites en l’an 2000 ? » « Je l’espère bien ! Et même après ! Cela ne dépend pas seulement de nous, toutefois… » répond le patron de l’entreprise qui, à plusieurs reprises, défend l’atypisme de son mode de production. « Je n’imagine pas les Morgan construites un jour à la chaîne. Ce serait une hérésie, et la clientèle n’apprécierait sans doute pas », insiste-t-il. Avec le recul du temps, on ne peut que l’approuver mais, il y a quarante ans, la question n’avait rien de saugrenu : les autres roadsters anglais avaient tous disparu, Triumph et MG n’étaient plus que des fantômes mais, au rythme d’environ deux voitures par jour, Morgan continuait de construire des automobiles hors du temps, difficilement utilisables au quotidien, vendues plus cher qu’une Porsche 924 et imposant des délais de livraison allant de douze à dix-huit mois ! Combien de temps cela pouvait-il encore durer ?
L’héritage de l’Aero 8
Eh bien, en 2025, cela dure encore, même si l’entreprise, son usine et son catalogue ont évidemment beaucoup évolué depuis ce reportage d’Auto Rétro. À cet égard, on ne se lasse pas de citer la réplique la plus célèbre du Guépard, de Luchino Visconti : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout ». Ainsi, et sans esbroufe, Morgan a su accomplir sa révolution, à son rythme, dès l’orée de ce siècle, avec une Aero 8 qui, pour la première fois depuis 1936, renonçait au légendaire châssis en acier associé à une armature en frêne au profit d’une construction intégralement faite d’aluminium, tandis qu’un très moderne V8 BMW se substituait au vénérable moteur Rover de même architecture qui animait la Plus 8 depuis sa naissance, solidement installée en tant que modèle sommital depuis 1968. Du point de vue stylistique, l’Aero 8 tentait, avec une certaine intrépidité, un improbable agrégat entre tradition et modernité, avec une ligne générale reprenant les substrats de l’avant-guerre malheureusement associée à une proue au design baroque et dont le strabisme (pour les premières séries, affublées d’optiques de VW New Beetle), participe au charme de l’engin, selon ses aficionados. Cette esthétique controversée a fait long feu mais, de nos jours, il n’en reste rien – contrairement à la base technique de l’Aero 8, qui a directement influencé la gamme contemporaine. À l’heure actuelle, quand vous accédez au site officiel de Morgan, vous tombez sur un catalogue constitué de trois modèles : la Super 3, héritière de la 3-Wheeler produite de 2012 à 2021, elle-même évocatrice des Morgan à trois roues remontant aux origines de la marque ; la Plus Four et la Plus Six reprennent quant à elles le style classique du constructeur, à tel point qu’un profane pourrait aisément s’y laisser prendre et croire que, pour ces deux autos, rien n’a évolué depuis les années 1950 (la physionomie générale des Morgan « traditionnelles » date de 1954).
Demain comme hier (ou presque)
Pourtant, il suffit d’examiner la fiche technique de ces deux modèles pour comprendre que, sous une apparence qu’un regard superficiel pourrait considérer comme immuable, nous sommes en présence d’une réinterprétation exemplaire, mêlant avec un goût parfait les avantages de la modernité et la perpétuation de codes esthétiques indissociables de la marque. Toujours en aluminium (le bois intervenant comme autrefois dans la fabrication de la structure), le châssis et la carrosserie s’avèrent d’une admirable légèreté, et les moteurs BMW qui animent l’ensemble (quatre-cylindres de 259 ch pour l’une et six-cylindres de 340 ch pour l’autre) sont amplement suffisants pour délivrer des sensations introuvables ailleurs – nous avouons avoir un faible pour la Plus Six, qui s’efforce, avec succès, de transposer la sauvagerie de feue la Plus 8 dans une grammaire contemporaine. Si la firme n’est plus une entreprise familiale depuis 2019, date à laquelle des investisseurs italiens ont acquis la majorité des actions de l’entreprise, les générations se suivent et le succès de la formule ne se dément pas : en 2023, 683 clients ont fait l’acquisition d’une Morgan, et les délais de livraison sont toujours aussi longs. Les petites voitures de Malvern Link ne s’adressent pas à n’importe qui : il faut aimer conduire une propulsion légère et puissante, il faut aimer le vent et la pluie, il faut aimer être assis au ras du sol et savoir se priver de bagages. La praticité, le confort et la polyvalence ne font pas partie de leur langage ; ce ne sont pas des autos faites pour vous déplacer, mais pour vous transporter vers un ailleurs qui n’appartient qu’à elles – et peut-être à vous-même… Gageons que, si tel est le cas, vous ne regretterez pas l’expérience !
Texte : Nicolas Fourny