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FRANÇAISE

Delahaye 135 : l’automobile à la française

Par Jean-Jacques Lucas - 28/07/2022

Delahaye, Delage, Hotchkiss, Salmson, Bugatti évidemment, et tant d’autres, la mutation de l’automobilisme du mitan du XXème siècle fut si radicale que des constructeurs des plus capés ont perdu la partie. Le marché en a eu raison. Ces autos, pétries de prestige et de qualités, « qualité d’avant-guerre », avaient joué un rôle de suture, depuis les années 30, vers le nouveau monde qu’elles n’habiteraient pas. La Delahaye 135 n’en fut pas des moindres et la tentative 235, pleine de joliesse, montrait que le plumage ne sauverait plus le ramage. Les phœnix viendraient d’ailleurs.

Une Type 135 Cabriolet des Alpes de 1936, par Chapron

La vénérable, mais pas si ancienne, firme automobile Delahaye construisit à la fin de son existence des véhicules « tous usages », type « General Purpose » ou GP, autrement dit Jeep (popularisée par la Willys MB). Entre 1951 et 1954, Delahaye assembla plus de 9 500 VLR, perfectionnés mais coûteux. En ces temps de guerres de décolonisation et de Guerre froide, la production de matériel militaire avait constitué une opportunité pour des industries mécaniques en situation d’incertitude. C’est l’un des paradoxes de ce constructeur d’automobiles de luxe et performantes de verser dans le matériel utilitaire. Ainsi, se souvenait-on encore, dans les années 70 et 80, des camions de pompiers Delahaye, fourgon pompe-tonne, VLR et grande échelle, à l’époque où les derniers quittaient les remises des sapeurs pour la casse. Les gamins d’alors avaient peut-être joué avec leur Delahaye, c’était un beau cadeau, le modèle Dinky Toys  numéro 32 D (899) « Auto-échelle de pompiers », produit par la firme de Bobigny de 1955 à 1970.

Une 135 Compétition de 1936 carrossée par Figoni & Falaschi

Un après-guerre difficile pour Delahaye

Delahaye, si prestigieuse fût-elle, ne pouvait tirer son épingle du jeu dans la période de reconstruction puis de modernisation, ses modèles étant devenus coûteux et difficilement vendables. Ce fut le sort des 135/235 et des types 175, 178 et 180. Avec son orientation industrielle militaire, la facétie peut laisser croire aussi à la production d’une automitrailleuse Delahaye 135 Figoni & Falaschi. Elle a pourtant existé, au sens figuré, immatriculée 8191 CK 75, la caisse peinte en deux tons, mais on ne saurait dire lesquels puisque l’image n’est pas en couleur. C’est la Delahaye reprise par Max (Jean Gabin), Pierrot (Paul Frankeur) et Riton agonisant (René Dary), aux complices abattus d’Angelo (Lino Ventura). Pare-brise baissé, l’auto fonce sur la possible pachydermique Mercury Eight d’avant-guerre d’Angelo. Les sulfateuses crépitent, mais c’est bien le bruit puissant, un soupçon caverneux du gros L6 3,5 litres de la Delahaye, qui fait le son de cette scène nocturne en rase campagne. Elle ouvre le dénouement de Touchez pas au grisbi, le film de Jacques Becker sorti en 1954.

Une 135 Cabriolet de 1946 carrossée par Graber

Cette-année-là, Delahaye, sexagénaire, voyait sa fin, emportant l’invisible Delage rachetée en 1935. La 135, produite depuis l’avant-guerre, fermait la marche. Delahaye disparaissait, comme Hotchkiss la même année pour les voitures de tourisme, Salmson en 1957 (fermeture en 1962) ou Talbot en 1960. Cette densité de production automobile brillante, qui avait fait ses preuves avec de belles motorisations et la compétition, n’était plus opportune. Les deux décennies de crise économique, la guerre et son “après” avait eu raison d’une production qui ne trouvait plus son marché et la crise de Suez en 1956 n’avait pas favorisé les automobiles énergivores. Mais qui se souvient aussi, sinon les amateurs éclairés, des Delaunay-Belleville, De Dion-Bouton, Lorraine-Dietrich entre autres, toutes mortes au champ d’honneur de l’impossibilité économique et commerciale ?

Une Delahaye 135 S de 1935

La Delahaye 135 brillait sur tous les podiums (ou presque)

Le paradoxe de ces autos Delahaye, au bucolique patronyme d’Émile, le fondateur tourangeau de la marque, réside dans la production incomplète d’automobiles, du moins pour la 135. Delahaye habillait peu ses autos civiles d’alors. Il livrait l’ensemble roulant châssis-moteur aux très nombreux carrossiers. Le châssis équilibré et proportionné de la 135 permettait d’élégantes compositions pour des autos à deux et quatre places de bonne taille. La liste est longue des habilleurs d’automobiles, équivalents des maisons de haute couture, tant parisiens — Antem, Chapron, Franay-Guilloré entre autres —, que provinciaux chez Gramond, Barou, ou à l’étranger chez Graber ou Langenthal par exemple. Ces carrosseries étaient encore formées selon des procédés contradictoires avec la rentabilité industrielle ; des tôles d’acier ou d’aluminium venaient couvrir une armature en frêne. Cependant, des carrossiers s’engageaient dans les caisses tout acier, quoique limités par leurs seules possibilités presque artisanales.

La 135 M Cabriolet de 1937 par Figoni & Falaschi

Cette procédure de répartition fonctionnelle dans la construction offrait de très dispendieuses possibilités de dessin automobile et d’interprétation d’un châssis. Finalement, Delahaye l’emportait sur tous les tableaux, sauf celui des ventes. En compétition, la marque avait cumulé les succès avant-guerre avec la 135 — en 1934, avec des châssis pas encore surbaissés à la Coupe des Alpes et à celle des Glaciers. La 135 occupe alors la troisième place au Monte Carlo (Schell) et la cinquième au Mans (Paris et Mongin). L’énumération des situations en compétition à la fin des années 30 situe les 135 aux premiers rangs. Les Delahaye 135 « Spéciale » à châssis court, au moteur de 152 chevaux, occupent 7 places parmi les 12 premières au Grand Prix de l’ACF 1936 en formule sport, derrière la Bugatti 57 G de Wimille et Sommer. Mongin et « Michel Paris » (Henri Toulouse), en deuxième position sur Delahaye 135 CS, en précèdent trois autres, les Delahaye suivantes le disputant à des Talbot T150 C et Bugatti 57 G. En 1937, la 135 emporte le Monte Carlo (Le Bègue/Quinlin, 135 MS) et occupe les deuxièmes (Paul/Mongin) et troisièmes places (Dreyfus/Stoffel) du Mans, derrière le Tank Bugatti 57 G de Wimille et Benoist.

Une 135 M Cabriolet de 1938 par Langethal (en haut) et une 135 M Sedanca par Pennock de 1948

L’année suivante, deux Delahaye 135 CS occupent les deux premières places au Mans (Chaboud/Trémoulet et Serrait/Giraud-Cabantous). En 1939, les Delahaye n’arrivent qu’aux sixième et huitième place au Mans, remporté par Wimille et Veyron sur Tank Bugatti, mais la deuxième place obtenue par la Delage D6-3L de Gérard et Monneret, devant une Lagonda V12, n’est pas étrangère à Delahaye puisqu’elle avait racheté en 1935 la marque raffinée de Louis Delâge. Après-guerre, les Delahaye 135 constituaient le noyau de l’Écurie France, brillant encore dans de nombreuses courses. Ces Delahaye 135, dans leurs différentes configurations, 3,2 ou 3,5 litres, avaient acquis une forte notoriété en compétition et dans les concours d’élégance. Dans ces derniers, les carrossiers paraissaient plus en lice que les constructeurs des automobiles prétextes à leurs interprétations, entre la sobriété cossue des Chapron ou Dubos « Gascogne » dessinée par Philippe Charbonneaux., ou l’exubérance haute couture façon Balenciaga ou Schiaparelli des lignes “goutte d’eau” des Figoni & Falaschi ou Saoutchik.

Une 135 MS Coupé 1938 par Figoni et Falaschi

Deux cylindrées et une douzaine de déclinaisons de la 135 entre 1934 et 1952

L’origine de la Delahaye 135 remonte au modèle du Salon de Paris tenu en octobre 1933. La firme, dirigée par les Morane et Desmarais, est conduite par Charles Weiffenbach, directeur des fabrications, en charge par ailleurs des compétitions, et secondé par les responsables des études Jean François et Amédée Varlet. Delahaye avait collaboré de près avec Chenard et Walcker entre 1927 et 1933, puis absorbé Chaigneau-Brasier en 1930 et Delage en 1935, contribuant à l’orientation marquée vers la compétition. Une douzaine de configurations ont fait la généalogie de la 135 de 1934 à 1952. La boîte mécanique Delahaye ou l’équipement Wilson, remplacé par la Cotal à compter de 1935, servent cette voiture. La gamme Superluxe de 1934 compte, entre autres, un quatre cylindres 12 CV Type 134 et un six cylindres 18 CV, type 138 à roues avant indépendantes.  C’est la base de l’auto des records de mai 1934 à Montlhéry. Des type 138, 18 CV, sont dotés d’un châssis surbaissé. Au Salon de 1935, Delahaye présente la 135 sous deux configurations mécaniques en 18 CV sport, six cylindres en ligne de 3 227 cm3. Elle est équipée soit d’un seul carburateur, ou de trois carburateurs pour le modèle « Coupe des Alpes ». La 135 reprend l’empattement des 134 (286 cm) et trois carrosseries l’habillent, un coach aérodynamique, un cabriolet 4/5 places (moteur à un carburateur) et un roadster 2/3 places.

Une 135 M Cabriolet carrossée par Saoutchik en 1947

Ces premières 135 peuvent être équipées d’une boîte Wilson. La cylindrée est portée à 3 557 cm3 en 1936 en en faisant une 20 CV. L’empattement est alors rallongé à 295 cm pour les trois modèles du Type 135, « Normal », « Coupe des Alpes » et « Compétition ». Les 18 CV subsistent jusqu’en 1939, ne laissant la place qu’à la 3,5 litres 20 CV dont la puissance de base varie de 95 à 110 ch selon le nombre de carburateurs. Le modèle « MS », pour « Modifié Spécial », porte la puissance à 135 ch. En parallèle, le moteur de la 135 équipe le Type 148, châssis  à carrosserie 6/7 places ou 4/5 places, au moteur 20 CV à la puissance amoindrie. Elle est dotée d’une boîte Cotal et de la calandre bombée distinctive des Delahaye jusqu’à la fin de la 135. En parallèle, la 145 était dotée d’un  V12 4,5 litres (une douzaine d’exemplaires). De 1948 à 1951, le six cylindres 4,5 litres équipa la centaine de 175, 178 et 180 tandis que continuait la lignée des 135. Après-guerre, la 135 constitue encore la raison d’être du constructeur Delahaye, qui a aussi la charge des Delage D6 – 3 litres.

Une 135 MS Coupé de 1949, par le carrossier italien Ghia

Faire durer malgré tout

Lorsque Delahaye est inscrite par le plan Pons dans la Générale Française Automobile (GFA) sa vocation est fixée à l’équipement de matériel utilitaire, avec Simca, Unic, Bernard et Laffly. Le luxe et la compétition ne sont imaginés que dans l’éventualité de leur prodigalité par l’exportation, vaine utopie. En 1946, Delahaye ne peut remettre en production que la 135, en versions M et MC, telles qu’elles étaient au catalogue en 1939. La longévité de la 135 devait garantir la pérennité de la production d’automobiles Delahaye. Puis la 148 réapparaît, équipée de trois carburateurs. En 1947-1948, Philippe Charbonneaux dessine pour les Delahaye estampillées GFA la nouvelle calandre identificatrice de ces autos, en mandorle rythmée de barrettes horizontales. Sur les châssis et depuis cet emblème intouchable, le « bon goût » presque « juste milieu », mais cet épithète appartient aux Hotchkiss, ou l’extravagance d’un Saoutchik ou d’un Figoni & Falaschi, coiffe en apothéose la production des 175 et les 135 vieillies n’ont plus d’avenir.

Une 135 M Cabriolet de 1948, par Viotti

La tentative de la 235, tout aussi élégante que puissante et vaine (L6 3 557 cm3 pour 152 ch), issue de la 135 20 CV, n’atteint pas la centaine d’exemplaires produits. Juste avant la guerre, les données chiffrées de la 135 MS la situaient au niveau de la Bugatti 57, autrement élitiste et coûteuse. Le L8 3 257 cm3 de la Bugatti 57 double arbre sortaient 135 ch, autant que le L6 3 557 cm3 culbuté de la Delahaye 135 S. La différence de prix de 15 % les situait de part et d’autre de la barre des 100 000 francs de 1939, près de 99 000 francs contre plus de 115 000 francs pour l’Alsacienne. Le tarif d’une Talbot Baby 4 litres croisait à l’altitude de la Delahaye.

Une 135 M Compétition de 1937 par Guillore

Il est illusoire de savoir décrire et analyser le registre formel de la 135 et ses versions 148, en raison de la procédure constructive déléguant aux carrossiers l’habillage des châssis. Il s’agit tout de même de châssis longs à l’empattement de 295 cm , porté à 315 cm sur les 148 et 335 cm sur la 148 L. Le moteur, cerné du radiateur et de l’auvent, occupe plus d’un tiers de la longueur du châssis. Cette distribution, entre un long capot avant et le vaste développement en arrière du moteur donne le registre d’exercice pour les carrossiers ayant à tirer parti de cette longue auto porteuse.

La 135 MS Coupé de 1947 par Pininfarina

Une auto devenue incongrue au temps d’une mutation majeure de l’automobilisme 

La nostalgie, ou pis encore, habite l’évocation des voitures de cette époque, dont la postérité le devait certainement aux illustrateurs et affichistes. Mais les faibles chiffres de production, avec moins de 2 600 exemplaires de 135 de tous types, ne les rendaient pas fréquentes sur les routes et, n’était la notoriété sportive, doublée de celle de leurs très bons faiseurs, que resterait-il de cette belle ouvrage d’un temps courant sur deux décennies, moins sept années de guerre et de sortie de guerre ? Cette conception même de l’automobile n’avait plus sa raison d’être à l’époque de l’entrée dans la motorisation de masse. La Citroën DS 19 de 1956, modestement motorisée, résultait du projet VGD de 1938, à l’époque de la gloire des Delahaye 135 en compétition. O

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