Char Leclerc : chute de mur fatale pour bijou technologique !
Ma première rencontre avec le Char Leclerc remonte à l’hiver 2000. Jeune sous-officier appelé au 2ème Régiment de Hussards, je sortais tard du bureau ce jour-là (oui, on ne glandait pas à la cellule communication), et traversant la place d’arme en direction du mess, je fus soufflé par la bestiole, toutes lumières allumées, moteur vrombissant, positionnée à côté d’un Super Puma. Intéressé par tout ce qui roulait déjà à l’époque, je discutais avec le chef de char qui me proposa d’entrer dans les entrailles de la bête. A l’intérieur, même sidération : quelle différence par rapport aux spartiates AMX 10 RC qui équipaient le régiment. C’était comme comparer une Mercedes avec une Lada (ou presque). Je n’ai jamais su pourquoi ce Leclerc traînait ici, mais je suis resté très impressionné par ce monstre de technologie.
Pourtant, le Leclerc ne fera jamais l’unanimité. Raillé par les journalistes, dénigré par nos compatriotes, ce char de dernière génération était né trop tard pour prouver sa supériorité au combat, et surtout son utilité. Il est trop facile de refaire l’histoire a posteriori, en oubliant quand et pourquoi le Leclerc a été conçu : voici donc sa petite histoire, l’histoire du « meilleur char du monde » devenu inutile, coûteux et déjà obsolète moins de 20 ans après sa première livraison.
Peut-être avez-vous lu l’excellent roman d’anticipation (à l’époque) de Tom Clancy, « Tempête Rouge », paru en 1986. Si ce n’est pas le cas, et que vous voulez comprendre dans quel contexte géostratégique se trouvaient l’Europe et les Etats-Unis, je vous le conseille grandement. Pour des raisons bassement matérielles (une histoire de pétrole), l’URSS se voit contrainte de lancer une grande offensive en Allemagne. Clancy y décrit alors de façon saisissante une bataille de chars dans les plaines allemandes, où les américains compensent leur infériorité numérique par une supériorité technologique ! C’est cette bataille imaginée par Clancy que tous les états-majors de l’Ouest ont en tête dès les années 70. Pour pouvoir résister à cette noria de chars russes, il fallait des blindés (très) rapides et (très) mobiles, puissamment armés, avec des capacités d’acquisition de cible en mouvement, et des moyens de communication permettant de coordonner l’action et d’améliorer l’efficacité. C’est cette idée maîtresse qui donnera naissance au char Leclerc.
L’Armée de Terre est jusqu’alors équipée de char AMX 13 (en dotation depuis 1953) et d’AMX 30B (en service depuis 1966), qui commencent à être dépassés. Il devient évident pour l’Etat Major qu’un nouveau char, moderne et efficace, doit remplacer le duo vieillissant. Après avoir envisagé d’acheter des chars américains, anglais ou israéliens, le programme EPC (engin principal de combat) est lancé en 1977, avec pour objectif d’offrir à l’armée 1500 chars ultra modernes destinés à combattre dans les grandes plaines de l’Est. A l’époque, l’Armée de Terre dispose de plus de 400 000 hommes (grâce notamment à la conscription), contre 112 000 aujourd’hui. Le volume de blindés estimé alors et l’environnement stratégique justifient le lancement d’un programme indépendant et technologiquement avancé.
Tout au long des années 80, le programme EPC Leclerc (du nom du célèbre chef de la 2ème DB durant la seconde guerre mondiale) va donc être développé. Pour la vitesse, un moteur exceptionnellement compact, un diesel V8 Turbo de 16,4 litres dénommé V8X-1500 Hyperbar et construit par la Société Alsacienne de Construction Mécanique, doté d’une turbine à gaz et d’une boîte automatique à 5 vitesses avant et 2 arrières, développant 1500 ch (le double d’un AMX 30B2) ; pour le freinage, des freins en carbone comme sur une GT (un autre véhicule français, la Venturi 400 GT, sera le premier au monde à utiliser ce type de frein en série, lire aussi : Venturi 400 GT); pour le confort, la légèreté et l’agilité, une suspension oléo-pneumatique à la façon des Citroën de l’époque ; pour la légèreté toujours, des chenilles en aluminium ; pour la précision du tir, un système de stabilisation électrique permettant au canon de rester dans l’axe de tir malgré les mouvements du char ; pour l’efficacité, un canon de 120 mm (contre 105 pour l’AMX 30B2) ; pour limiter l’équipage à 3 personnes, un système de rechargement automatisé ; pour coordonner les actions, un système de communication de pointe à l’époque ; pour combattre la nuit, un système de vision nocturne…
En bref, lorsque le Leclerc est présenté dans sa version définitive en 1992, tout le monde loue ce magnifique char, capable de rouler jusqu’à 72 km/h, d’accélérer de 0 à 39 km/h en 5 secondes, de tirer en roulant, de jour comme de nuit, et quel que soit le terrain. Une avancée technologique qui lui vaudra souvent le surnom de « meilleur char du monde ». La vente de 388 exemplaires aux Emirats Arabes Unis dans la foulée laisse augurer d’un avenir radieux. Malheureusement pour ce géant des champs de bataille (ou heureusement, c’est selon), la donne n’était plus tout à fait la même au début des années 90. Entre temps, le mur de Berlin était tombé, et l’URSS s’était effondrée, sonnant la fin de la guerre froide. Désormais, détenir un tel char en nombre devenait superflu, et l’armée Française ne commandera que 406 chars, (soit près de 3 fois moins que prévu), faisant une première fois exploser les coûts.
Mais le Leclerc connut d’autres soucis qui contribuèrent à faire croître son coût : les premiers exemplaires produits présentaient des défauts : le moteur, pour puissant et efficace qu’il fut, présentait des problèmes de réglages, tandis que la complexe suspension n’était pas encore tout à fait au point. Enfin, les chenilles en aluminium s’avéraient trop fragiles. Ces premiers chars furent reconvertis (notamment en chars de dépannage) ou remisés. Ce n’est qu’à partir de la 4ème tranche de livraison que les problèmes furent résolus. Du côté des Emirats Arabes Unis, les choses ne se passèrent pas beaucoup mieux. Le prix de vente avait été calculé au plus juste. Lorsqu’il fallut régler les problèmes de fiabilité et de mise à niveau des Leclerc dits « tropicalisés », on dut dépêcher 200 ingénieurs aux Emirats. Les livraisons se terminèrent en 2003, pour une perte estimée à 1,3 milliards d’euros.
Un Leclerc « tropicalisé » pour les Emirats Arabes UnisEn France, d’autres problèmes se posèrent alors. La réduction des effectifs de l’armée de Terre, la réorganisation nécessaire suite au passage à l’armée de métier, les nouvelles stratégies ainsi que la mise au rebut des premiers chars firent passer le nombre de Leclerc de 406 initialement à 254 exemplaires… En théorie. En pratique, le budget d’entretien de près de 350 000 euros par char et par an ne permet plus de conserver autant de Leclerc alors même que la nouvelle donne géopolitique les rend caduques. Aujourd’hui, seuls 42 chars sont opérationnels, les autres ayant été remisés (« parc de gestion » dans le jargon militaire) en attendant des jours meilleurs : une guerre adaptée, ou une revente à un tiers (des tentatives de revente à la Colombie échouèrent).
Un Leclerc dans sa version « dépannage »Le Leclerc eut tout de même l’occasion de servir, au Kosovo par exemple en 1999, ou au Liban en 2006, avec l’idée d’impressionner par sa puissance de feu et par sa taille plutôt qu’autre chose : il n’était pas du tout adapté au terrain montagneux de l’ex-Yougoslavie ou aux zones urbaines de Beyrouth. Paradoxalement, c’est aujourd’hui, au Yémen, que le Leclerc connaît son baptême du feu, dans la lutte que les Emirats Arabes Unis mènent contre les milices chiites.
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Oui, le char Leclerc fut bien un fiasco. Prévu pour 1500 exemplaires rien qu’en France, et plus à l’export, les coûts ne pouvaient qu’exploser avec seulement 862 chars produits en série (France + Emirats). Malgré l’efficacité (une fois fiabilisé) du Leclerc, il était déjà caduque à sa sortie : s’il est facile de se moquer aujourd’hui, bien malin qui aurait pu, à la fin des années 70, prédire la chute aussi rapide de l’URSS ! Reste que cette belle bête, puissante, racée, impressionnante, aura bel et bien été le meilleur char du monde, mais aussi, le plus cher et le plus inutile.