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Bentley Continental GT : Angleterre année zéro

Par Nicolas Fourny - 10/07/2020

« Pas chère pour une Bentley, trop chère pour une Volkswagen », titra la presse automobile anglaise lors de l’apparition de la première Bentley Continental GT. C’était il y a déjà dix-huit ans ; fraîchement rachetée par le groupe allemand, la « Conti » de l’ère moderne bousculait les usages et, dans sa structure comme dans son mode de production, annonçait assez précisément ce que la firme au « B » ailé s’apprêtait à devenir. Aujourd’hui encore, certains puristes ne s’en sont pas remis et, il faut bien le reconnaître, cette nouvelle approche avait de quoi déconcerter plus d’un observateur. C’en était donc fini de l’artisanat, des huit cylindres séculaires et des charmantes approximations ; c’était le glas d’un monde qui, depuis trop longtemps sans doute, regardait en arrière. Le recul des années permet à présent de répondre plus sereinement à cette question fondamentale : s’agit-il réellement d’une Bentley ou, bien au contraire, d’une vulgaire usurpatrice ?

Être, avoir été, etc.

Genève 1991. Sur le stand occupé par Rolls-Royce et Bentley au Salon de l’Automobile, un événement mémorable avait lieu : la présentation de la Continental R ! Il faut dire qu’à cette époque, les nouveautés se faisaient rares du côté de l’usine de Crewe qui, bon an mal an, assemblait deux à trois mille voitures qui n’étaient plus les meilleures du monde depuis belle lurette mais continuaient cependant d’incarner une certaine élite automobile. Les deux marques, dont les destins étaient alors unis depuis soixante ans, ressemblaient désormais à ces cargos mélancoliques en approche de la plage d’Alang, lancés jusqu’aux limites de leur vitesse avant de s’échouer lentement en vue de leur démantèlement. La Continental R, hautaine, imparfaite, délicieusement irrationnelle et terriblement snob, avait l’air de ce qu’elle était : l’ultime soubresaut d’une maison qui, bientôt, allait devoir recourir à une ingénierie externe pour pouvoir assurer le développement de ses futurs modèles. La R (et cette appellation elle-même fleurait le clin d’œil facile à des époques plus glorieuses) ne s’adressait qu’à une coterie dérisoire de quelques happy few attachés aux traditions et insensibles à l’avalanche technologique que déversaient, millésime après millésime, les constructeurs allemands et japonais. 

C’était il y a presque trente ans, dans un autre siècle ; dans un autre monde, aussi.

Paris 2002. Onze ans plus tard, au cours d’un autre salon européen, à Paris cette fois, la même marque dévoilait une autre Continental, qui n’avait guère en commun que son appellation commerciale avec la précédente. Entretemps, de grands bouleversements — il n’est pas même exagéré de parler de séisme — étaient intervenus, à l’issue desquels Bentley, dorénavant séparée de Rolls-Royce et tombée dans l’escarcelle de Volkswagen, pouvait se projeter dans le XXIème siècle en disposant de tous les atouts que lui conférait l’appartenance à un groupe technologiquement et financièrement puissant. La Continental GT a été le premier rejeton de cette péripétie essentielle dans l’histoire de la marque et, bien que ses caractéristiques suffisent, y compris de nos jours, à impressionner les amateurs, elle ne pouvait se contenter d’être un coupé de grand tourisme de plus. Il est des héritages qui pèsent lourd et des légitimités qu’il est facile de détruire, surtout lorsque les exigences en termes de rentabilité et de rationalisation industrielle imposent un partage de composants avec des modèles, comment dire, plus roturiers…

Le docteur Piëch vous salue bien

VW n’a certes pas été le premier constructeur généraliste à s’offrir ou à prétendre relancer un blason prestigieux et, le moins que l’on puisse écrire, c’est que les tentatives précédentes ne furent pas toutes couronnées de succès. Parmi d’autres, les rapprochements Peugeot/Talbot ou General Motors/Saab en ont été les lugubres acteurs. L’incontestable réussite de la stratégie mise en place sous la férule de Ferdinand Piëch — ingénieur de haut vol, manager tyrannique, mégalomane et visionnaire — a cependant démontré qu’en l’espèce, les désastres ne sont pas une fatalité. Devenu expert en partage de plateformes et, par la grâce d’un marketing affûté, capable de vendre des citrouilles au prix des carrosses (comme les propriétaires d’Audi A3 et de Škoda Octavia peuvent en témoigner), le groupe allemand a su, contre toute attente, appliquer peu ou prou les mêmes préceptes dans un marché qui lui était alors strictement inconnu, étant bien entendu que l’image d’Audi, pour aussi forte qu’elle fût, ne naviguait pas dans les mêmes eaux.

De la sorte, matérialisant une ambition veuve de toute limite, le bon Dr. Piëch imagina faire d’une pierre deux coups : installer Volkswagen en tant que marque dans le segment H, en se donnant les moyens de combattre des références comme la BMW Série 7 ou la Mercedes-Benz Classe S, tout en permettant à Bentley d’aller conquérir une nouvelle clientèle, par une descente en gamme certes relative, mais tout à fait tangible à la lecture des tarifs. Rappelons en effet qu’au printemps 2003, une Continental R, encore en production, s’échangeait contre 302 910 euros, tandis que la nouvelle GT coûtait 45 % de moins ! 

Pour y parvenir, la démarche s’avérait redoutablement simple, sur le papier tout du moins : en partant d’une architecture commune, il s’agissait de concevoir deux automobiles aux styles, aux vocations et aux identités vigoureusement distincts — en l’occurrence, la nouvelle « Conti » chère au Rosbifland d’un côté et une sorte de super Passat de l’autre, sous la forme d’une Phaeton dont personne n’a jamais vraiment bien compris la légitimité…

La confiture et les cochons

Pour sa part, la Bentley a immédiatement cerné sa zone de chalandise. Et pas forcément pour le meilleur : entre autres parvenus, les stars de la téléréalité ou les footballeurs se sont littéralement rués sur le modèle, lequel est peu à peu devenu une sorte d’icône pour nouveaux riches. Certes, ce n’est pas la seule automobile à laquelle pareille mésaventure soit arrivée : on se souvient, par exemple, des malheureuses Mercedes W126 massacrées à grands coups de dorures et de peintures à paillettes durant toute la décennie 80… Le hic, c’est que le luxe — le vrai — et la popularité font rarement bon ménage. Entendons-nous bien : la « Conti » n’a bien sûr jamais pu égaler les scores de vente d’une Renault Clio mais il suffit de se pencher sur ses volumes de production pour mesurer l’ampleur du changement par rapport aux modèles précédents. En quinze ans, la Bentley aura été fabriquée à plus de 65 000 exemplaires, soit dans les mêmes ordres de grandeur qu’une Renault Vel Satis. À certains égards, la frontière qui sépare le succès de la vulgarité peut surprendre par son inconsistance et, à l’heure actuelle, la Continental GT est presque devenue… commune. Eh si. 

Dans les parkings souterrains de la capitale, il n’est pas rare de surprendre des exemplaires à l’abandon, les pneus à plat, effondrés sur leurs suspensions, empoussiérés depuis des lustres, avec parfois une vitre brisée pour faire bonne mesure, sans parler des slogans obscènes ou moqueurs dont de sinistres plaisantins s’amusent à gratifier l’engin. Le Capitole se situe toujours trop près de la roche Tarpéienne, même si cette dernière ressemble parfois beaucoup à la porte de Clignancourt ; ces mésaventures ont fini par brouiller l’image de la voiture et, en raison dudit brouillage, il est devenu facile de se laisser distraire de l’essentiel. C’est pourquoi nous vous proposons d’y revenir.

Vorsprung durch Technik

La lecture de la fiche technique de l’auto permet déjà de remettre en place les idées d’un certain nombre d’énergumènes, systématiquement prompts à conspuer des machines qu’en général ils n’ont jamais conduites. Nantie d’un sommital 12 cylindres en (faux) W à double suralimentation de 5 998 cm3, la « Conti » proposait, en toute simplicité, 560 chevaux à 6 100 tours/minute — avec, pour faire bonne mesure, un couple de 650 Nm, disponibles dès 1 600 tours. Rappelons qu’une Ferrari 612 Scaglietti, commercialisée dix-huit mois plus tard, disposait de 540 chevaux pour 588 Nm ; plus lourd de 450 kilos, le coupé anglo-allemand recelait toutefois les précieux bénéfices d’une transmission intégrale, qui en renforçait encore la polyvalence. Au bilan, une vitesse maximale de 318 km/h, un 0 à 100 en un peu plus de cinq secondes et le kilomètres départ arrêté en 24 secondes à peine : des chiffres qui, à l’heure actuelle, continuent de n’être accessibles qu’à un tout petit nombre d’automobiles. Naturellement, il est de bon ton, dans certains milieux, de dédaigner l’ingénierie germanique, trop froide, trop minutieuse, trop consciente de ses propres mérites, trop vaniteuse ; et, certainement, ces reproches sont-ils partiellement justifiés ; mais, en accordant à l’objectivité toute la place qui lui revient, l’efficience des solutions mises en œuvre pour la première Bentley de grande série — tout est relatif… — n’est pas niable. En reprendre le volant constitue toujours une expérience aussi rapide que sapide, et d’abord pour des questions esthétiques.

Dessinée sous la très compétente supervision de Luc Donckerwolke, la Continental GT est, substantiellement, un volumineux mais équilibré coupé fastback dont le vocabulaire esthétique a choisi d’interpréter une partition singulièrement habile. Attentifs à éviter les pièges du rétro design, les auteurs de cette carrosserie se sont pourtant autorisé quelques citations destinées à apparenter l’engin à ses lointaines devancières. En particulier, le ressaut typique de l’aile arrière renvoie aux coupés Mulliner des séries « R » et « S », alors que la calandre grillagée s’efforce de rendre hommage aux Bentley de course d’avant-guerre — malheureusement, l’aluminium était trop cher et ledit grillage est fait de plastique. O tempora, o mores… C’est un détail, tout comme la clé de contact, strictement identique à celle d’une Polo ; mais, après tout, des marques comme Aston Martin (les feux arrière de la DB7, en provenance directe de chez Mazda) ou Ferrari (qui utilisa, de longues années durant, des commodos d’origine Fiat) ne se sont pas privées de quelques emprunts à la grande série, sans que cela ne traumatise leurs propriétaires. 

Ce n’est de toute façon pas là que se blottit l’essentiel. L’habitacle aurait difficilement pu se permettre de décevoir et l’atmosphère attendue est bien présente, associant la tradition des matériaux à un design tout en verticalité, s’agissant du meuble de bord, opportunément conçu pour intégrer au mieux les indices de la modernité tout comme les signaux nostalgiques d’un récit déjà octogénaire, patiné comme un vieux Chesterfield — c’est ainsi que les fameux aérateurs circulaires sont également du voyage. Un voyage qui, lorsqu’on émerge d’un tel cockpit, après s’être repu des inépuisables capacités du groupe motopropulseur, ressemble décidément beaucoup à une fête pour le regard, pour l’ouïe comme pour l’odorat. Évidemment, avec un poids officiel de près de 2,4 tonnes en ordre de marche, il ne saurait être question de sport (pour les sorties dominicales sur circuit, prière de s’adresser chez Lotus). Contestable sur une Ford Sierra ou une Peugeot 305, l’acronyme « GT » prend ici tout son sens : l’heureux conducteur de la « Conti » fait irruption sur le territoire du véritable grand tourisme, celui des voyages longs, voluptueux, épanouis, celui qui avait encore du sens avant les congés payés, les limitations de vitesse et le malus écologique. « La démocratie a tué le plaisir », écrivait Françoise Giroud. Tué ? Non, pas tout à fait. Cette Bentley est un îlot de béatitude au milieu de la grisaille du siècle qu’elle a contribué à inaugurer. Vous pouvez en prendre le volant sur une autobahn déserte ou dans l’enfer des embouteillages parisiens, elle vous dispense un plaisir garanti sur facture — une facture devenue dangereusement abordable.

On ne vit que deux fois

Entendons-nous bien : la Continental GT n’est pas, ne sera jamais une automobile économique. Sa cote actuelle n’est pas le reflet de sa véritable valeur, c’est un piège potentiel — un adorable piège, mais un piège tout de même pour qui ne saura garder la tête froide. En France, il est relativement aisé de trouver des exemplaires en état correct sous la barre des 40 000 euros soit, à première vue, une valeur extrêmement attractive (c’est moins cher qu’une Kia Stinger neuve). Mais, comme toujours avec des voitures de ce calibre, celle-ci ne traduit pas la réalité des coûts d’exploitation auxquels vous devez vous attendre si vous décidez de céder aux charmes ensorcelants d’un objet aussi complexe. Sa maintenance ne peut être confiée qu’à d’authentiques spécialistes et, même hors d

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