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Rolls-Royce Silver Spirit : une si longue agonie

Par Nicolas Fourny - 28/07/2022

Depuis 1904, c’est peu dire que l’histoire de Rolls a été fertile en péripéties mais, bien avant de s’abaisser à fabriquer des SUV pour rappeurs antipathiques et à décorer les plafonds de ses voitures façon Foire du Trône — le bon goût germanique, il n’y a que ça de vrai, n’est-ce pas —, l’illustre firme a connu une longue période d’immobilité conceptuelle. Ainsi, durant les deux dernières décennies du siècle mort, l’insuffisance récurrente de ses moyens a à une forme de vétusté technique habilement dissimulée derrière des oripeaux d’autant plus charmants qu’ils étaient terriblement datés. C’est à cela que font songer la Rolls-Royce Silver Spirit et ses nombreux dérivés qui, plus de quarante ans après leur apparition, commencent d’intéresser des collectionneurs souvent intrigués par cette série au fatum tourmenté mais passionnant à explorer — tout comme certains irréductibles romantiques apprécient la visite des cimetières.

Je connais gens de toutes sortes, ils n’égalent pas leurs destins

Les initiés la connaissent sous son code interne : SZ. Cela simplifie les choses et, jusqu’à un certain point, peut vous éviter de vous noyer dans les méandres d’une nomenclature aussi touffue que la discographie des Rolling Stones. Aussi surprenant que cela puisse paraître quand on parle d’une voiture anglaise, ce code correspond à une certaine logique puisque feue la Silver Shadow portait, quant à elle, le code SY. Comme on va le voir, les deux autos sont d’ailleurs intimement liées et, lorsqu’elles furent officiellement présentées, lors du Salon de Paris 1980, la Spirit (et sa sœur de chez Bentley, plaisamment dénommée Mulsanne) apparut très vite pour ce qu’elle était, c’est-à-dire une évolution plus ou moins profonde de sa devancière. Plus ou moins car, à la vérité, la Silver Shadow II de 1977 ressemblait fort à un prototype de la Spirit, destiné à tester certaines innovations — à commencer par une direction à crémaillère,  absolument révolutionnaire selon les critères de Crewe à l’époque. Lancé en deux empattements (la version longue, offrant dix centimètres supplémentaires aux passagers arrière, répondait au doux nom de Silver Spur), le nouveau modèle, dessiné sous la supervision de Fritz Feller, ne suscita qu’une émotion modérée là où, quinze ans plus tôt, la Silver Shadow avait provoqué une véritable révolution, avec sa conception monocoque et sa suspension sous brevet Citroën. Les essais parus dans la presse spécialisée relatèrent tous le même récit, où il était toujours question d’une ambiance inimitable, d’un groupe motopropulseur inaudible et d’un châssis qui tenait la route tant qu’on le lui demandait gentiment. Alors que la concurrence s’intensifiait, avoir attendu quinze ans pour élaborer un modèle aussi peu novateur, voilà qui pouvait légitimement poser question.

La meilleure voiture du monde… Ou pas

J’ai là le numéro « Spécial Salon » de l’Auto-Journal paru le 1er septembre 1984. L’étude comparative de certains tarifs est édifiante : une Silver Spirit s’échangeait alors contre la coquette somme de 909 330 francs (soit environ 265 000 euros de 2020), cela sans parler d’une vignette de 54 chevaux administratifs qui permettait au fisc de joyeusement vous (re)faire les poches chaque année (rappelons que, par-dessus le marché, la TVA était encore de 33 %)… En comparaison, une Mercedes-Benz 500 SEL s’apparentait à une guimbarde pour smicard : la voiture allemande ne valait que 374 540 francs. Bien sûr, de prime abord, la comparaison peut paraître spécieuse entre une Classe S que l’usine de Sindelfingen sortait à près de 100 000 exemplaires chaque année et une machine artisanale, construite en grande partie à la main et à environ 3 000 unités dans le même laps de temps mais, à y regarder de plus près, les deux autos présentaient davantage de similitudes que de dissemblances. Sauf que la S-Klasse correspondait à une sorte de décalque modernisé de la Spirit, vendue deux fois et demie plus cher sans que ses prestations objectives puissent justifier ce précipice tarifaire.

Nettement plus rapide et plus sobre, aussi habitable, moins onéreuse à entretenir, tenant incomparablement mieux la route et épargnant à ses propriétaires l’agaçante litanie des défaillances so british dont la « SZ » était coutumière, la voiture de Stuttgart ne péchait, en définitive, que par la froideur clinique de son habitacle. Et, de fait, il ne suffit pas d’équiper un taxi avec du bois et du cuir pour pouvoir égaler les sensations très particulières que l’on éprouve systématiquement lorsque, toute honte bue, l’on se déchausse après avoir pris place à l’arrière d’une Silver Spirit. L’image est sans doute horriblement convenue, mais tant pis : l’atmosphère est celle d’un boudoir et exhale une telle sensualité que les imperfections (et les pannes) demeurent à peu près inaperçues. Vos pieds s’enfoncent dans les tapis en haute laine avec une volupté coupable. La relative étroitesse des surfaces vitrées préserve votre intimité (plus encore dans la Long Wheel Base, dont la lunette arrière est plus étroite) et, si vous tournez paresseusement la tête vers la custode, un miroir aussi exquis qu’inutile vous renverra le reflet d’une âme comblée.

N’oubliez pas votre roi qui meurt

À ce cortège de douceurs, parfaitement indécentes en pleine crise pétrolière et alors que le socialisme frappait déjà à la porte, s’ajoutait la conscience merveilleusement décadente de se déplacer à bord d’un anachronisme roulant. « La démocratie a tué le plaisir », a écrit Françoise Giroud ; rouler en Spirit vers le milieu des années 1980, ça équivalait à une véritable provocation dans certains pays — à commencer par le nôtre, où il suffisait qu’un chanteur brûle un billet de banque en direct à la télévision pour provoquer un scandale. En dépit de la sénilité de son concept, la Rolls-Royce continuait d’incarner un très indécent signe extérieur de richesse pour le grand public. Les voitures sont toujours trop chères lorsqu’on n’a pas les moyens de se les offrir et ce principe se vérifiait d’autant plus en France, où la jalousie tenait en haleine bon nombre d’individus toujours prêts à stigmatiser ceux qui, deux cents ans après l’abolition des privilèges, continuaient à contempler béatement l’esprit de l’extase planté au bout de leur capot, oscillant nonchalamment au gré des humeurs d’une suspension davantage étudiée pour les highways californiennes que pour les départementales ardéchoises, et strictement indifférents aux combats titanesques que se livraient BMW, Mercedes, Lexus et — déjà — Audi, à grands coups de douze-cylindres, de culasses multisoupapes, de transmissions intégrales et de suspensions à amortissement variable. Suffisamment silencieux pour que l’on puisse entendre le tic-tac de l’horloge de bord en roulant, le huit-cylindres n’en était pas moins abominablement soiffard et il fallut attendre 1984 pour que Rolls daigne adopter l’injection (oui, comme sur une très roturière R30 TX), et plus tard encore pour que l’ABS se joigne à la fête, soit quasiment une décennie après qui vous savez. Déjà dépassée à sa sortie, la « SZ » semblait carrément déliquescente à l’orée de la décennie 1990, sans qu’aucune succession ne puisse être envisagée à court terme. Crewe n’était tout simplement plus en capacité d’assurer le développement d’un nouveau modèle de façon autonome et se trouva donc condamnée à un acharnement thérapeutique qui ne trompa pas grand-monde quant aux véritables motifs du maintien en production de la voiture.

Mes amis, mes amours, mes emmerdes

Au cours des années qui suivirent, la « SZ » utilisa tous les artifices de nomenclature imaginables pour donner l’illusion de la nouveauté à une clientèle de plus en plus clairsemée, n’hésitant pas à exhumer des patronymes empoussiérés, comme Silver Dawn par exemple. Bien entendu, en dehors des initiatives marketing, il serait injuste d’affirmer que les ingénieurs restèrent les bras croisés et, en dix-huit ans de production, les évolutions furent nombreuses ; de la sorte, le V8 apparu en 1959 dans la Silver Cloud II (et dont la production n’a pris fin qu’en 2020) finit par recevoir le renfort d’un turbocompresseur Garrett initialement réservé aux Bentley, censément plus sportives — il est inutile de rigoler — et qui amenait la puissance de ce groupe déjà vénérable jusqu’aux alentours des 300 chevaux. C’est pour le millésime 1996 que le modèle bénéficia du seul véritable restylage de sa carrière, comportant une calandre abaissée, des pare-chocs reprofilés, et (détail typiquement Rolls), des jantes dont l’alliage d’aluminium faisait tout son possible pour ressembler à de l’acier. C’est ainsi gréées que les Spirit, Dawn et Spur achevèrent leur trop long parcours, à l’extrême fin de 1997. La Silver Seraph, qui devait déjà beaucoup à BMW, connut un destin bien plus fugitif auquel la firme bavaroise mit brutalement un terme après la validation des accords passés avec VW. Lui succéda une version améliorée du tank M4 Sherman, connu sous le nom de Phantom VII et construit dans une usine flambant neuve à Goodwood — mais c’est, on l’aura compris, une tout autre histoire.

Régulièrement, on voit paraître des articles consacrés à la Spirit ou la Spur, notamment dans leurs versions initiales à carburateurs, et qui font une large part à des jérémiades déplacées quant à leurs performances, soi-disant insuffisantes. Saperlipopette, il faut être un peu sérieux : à l’évidence, le cahier des charges de ces autos s’avérait plutôt éloigné de celui d’une Porsche Panamera Turbo et se plaindre de leur manque d’agilité n’a guère de sens. Ces machines doivent être abordées avec le respect dont on fait preuve lorsqu’on visite un musée : il faut s’adapter à leur nature et à leur caractère — moyennant quoi elles vous donneront le meilleur d’elles-mêmes.

Une conduite smooth n’est pas simplement recommandée ; elle s’impose au bon sens et à la civilité. Il ne s’agit pas d’épater la galerie avec une fiche technique digne d’une Porsche 959 ou en brandissant une liste de 250 brevets censés transfigurer l’expérience de conduite, mais d’adhérer (ou pas) à un art de vivre affable et flegmatique. Et du flegme, il vous en faudra car, tout comme le professeur Rollin avait toujours quelque chose à dire, la « SZ » a toujours une bonne raison de se rendre à l’atelier. Comme le facétieux Graham Robson l’a écrit dans l’ouvrage qu’il a consacré à la « SZ » (éditions MRP), « don’t forget your wallet » ! Accessibles à des prix ridicules — l’équivalent d’une Peugeot 2008 neuve — la Silver Spirit et ses sœurs réclament une maintenance dont le coût, quant à lui, est toujours celui d’une automobile de très grand luxe. Comme le dit Marc Sauzeau — l’un des meilleurs spécialistes de la marque en France —, ce sont des voitures qui ne supportent pas l’à peu près. Ne pas les entretenir comme elles le méritent ne peut que les dénaturer et, avant de céder à leurs charmes, il convient donc de vous poser les bonnes questions. Si vous y répondez de façon positive, un certain bonheur routier vous attend, d’autant plus précieux qu’il personnifie le crépuscule d’un style. Critiquable en son temps, l’archaïsme de cette lignée résonne de façon émouvante à présent que la thaumaturgie définie il y a plus de cent ans par Charles Stuart Rolls et Henry Royce a disparue, ensevelie sous des guirlandes de LED et des chromes vulgaires. En conclusion, il vaut donc sans doute mieux être pauvre en livres sterling que riche en deutschemarks — pardon, en euros !

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