Alors que la Ghibli contemporaine, troisième du nom, achève sa carrière dans l’indifférence générale, il n’est pas inutile de revenir aux sources mêmes de ce nom qui, depuis bientôt soixante ans, hante les catalogues Maserati. Il remonte à l’époque où la firme modénaise, encore indépendante, vivait une sorte d’âge d’or en affermissant chaque année davantage sa position au firmament des constructeurs de GT. Indéniablement, pour Maserati comme pour ses confrères italiens, la décennie 1960 aura été la plus créative et la plus fertile en machines mythiques dont la Ghibli « AM115 » fait partie ; le modèle incarne en effet le grand tourisme archétypal de ce temps béni où les limitations de vitesse, le cours du pétrole et le changement climatique n’avaient pas encore tué la liberté et l’insouciance – ce temps où un V8 de noble lignée enveloppé dans un design d’anthologie suffisait à garantir l’accès à une forme de bonheur…
Rivalités modénaises
Chacun connaît les longs atermoiements de la maison Ferrari lorsqu’il s’est agi de concevoir des voitures de route à moteur central. Très attaché à la tradition des grandes GT à moteur avant, le Commendatore ne céda que tardivement aux amicales pressions de Sergio Pininfarina et, jusqu’à 1973, aucune des filles de Maranello ne fut en mesure de répondre valablement à l’offensive de la Lamborghini Miura, présentée en 1966. Les avantages du moteur central sont bien connus, notamment pour ce qui concerne l’abaissement du centre de gravité et l’équilibre général ; en l’espèce, la voiture de Sant’Agata Bolognese s’apparentait à une sorte de raid de commando dans l’avenir en comparaison de la 365 GTB/4 que Ferrari lança à sa poursuite à l’automne de 1968 et qui, par rapport à la Miura, donnait à Sergio Pininfarina l’impression de « conduire au premier étage »… Pour autant, un moteur implanté à l’avant n’aboutit pas nécessairement à une hauteur excessive. Présentée la même année que la Lamborghini, la Ghibli qui nous occupe aujourd’hui en témoigne, elle qui frappa les observateurs par des proportions saisissantes : 4,59 mètres de long, 1,80 mètre de large et, surtout, 1,16 mètre de haut !
Tradition et modernité
Dévoilée elle aussi en 1966, la Ghibli demeure fermement campée parmi les tenants de la tradition mentionnée plus haut – il faudra attendre 1971 et l’apparition de la Bora pour découvrir la première Maserati à moteur central. De fait, l’architecture générale de l’engin ne laisse guère de place à l’innovation : nous avons affaire à un coupé biplace animé par le V8 maison implanté classiquement à l’avant, la boîte de vitesses venant directement à la suite du moteur. Si les roues avant sont indépendantes, le train arrière fleure bon les années 1950 avec son essieu rigide et ses ressorts à lames, même si un autobloquant intègre l’équipement de série. Pourtant, la toute première rencontre avec l’auto suffit pour en appréhender la modernité. Confié à Ghia et dû au tout jeune Giorgetto Giugiaro, le design de la Ghibli annonce déjà les seventies, avec ses lignes tendues, ses jantes en alliage coulé – des roues à rayons sont disponibles en option si vous insistez, mais n’apparaissent dans aucun des catalogues consacrés à l’auto – et ses pop-up lights qui font instantanément vieillir les Ferrari 275 GTB et Aston Martin DB6 auxquelles la nouvelle Maserati entend se confronter.
Pour Maurice Ronet
Car c’est bien à des machines de ce calibre que la Ghibli tient tête, et elle le doit avant tout aux ressources de sa mécanique. Ici toutefois, point de V12 ni de six-cylindres en ligne ; pour mémoire, le V8 Maserati est apparu dans la 450S de course en 1956 avant d’être adapté pour la série, d’abord dans la très confidentielle 5000 GT, puis dans la berline Quattroporte de 1963. Comme le mentionne sans vergogne le personnage de Maurice Ronet dans La Piscine, de Jacques Deray (1968), ses caractéristiques sont indéniablement celles d’un moteur de race, avec sa construction tout alu, sa lubrification par carter sec, ses « quatre arbres à cames en tête et quatre carburateurs double corps, mon petit bonhomme ! » – tout cela pour délivrer officiellement 310 ch à 6000 tours/minute et 390 Nm dès 4000 tours. Les chronos sont à l’avenant : en 1969, la revue Moteurs parle ainsi de 270 km/h en pointe et d’un kilomètre départ arrêté abattu en 27 secondes. Des valeurs certes respectables, voire même impressionnantes pour l’époque mais, plus encore que les performances chiffrées, ce sont avant tout la facilité d’usage et la bonhomie du V8 qui retiennent l’attention. Grâce à l’importance du couple disponible, la Ghibli se plie sans sourciller à tous les styles de conduite, du plus paisible au plus impétueux avec, dans tous les cas, une tessiture jouissive susceptible à elle seule de donner le sourire aux plus jansénistes des pilotes !
Le grand tourisme en promotion
Déclinée sous la forme d’un capiteux Spyder à partir de 1969, la Ghibli s’éteindra la même année que la Daytona, la Ferrari s’avérant certes un peu plus puissante, un peu plus performante, mais disposant surtout de liaisons au sol plus évoluées (critère devenu évidemment secondaire cinq décennies plus tard). Honnêtement, la Maserati est plus à l’aise dans les grandes courbes que dans les virages serrés, où la démultiplication excessive de sa direction – le seul véritable défaut du modèle – la rend pataude. En revanche, et contre toute attente, l’archaïsme de ses trains roulants ne compromet pas son typage de grande voyageuse, facile à mener à grande vitesse et bien plus facile à vivre qu’une Miura (pour une telle auto, la capacité d’emport est honorable et, de surcroît, il n’est pas nécessaire de se livrer à de grotesques contorsions pour s’installer à bord). Et pourtant, cela fait bien trente ans que je lis des articles dans lesquels on s’étonne, à juste titre, d’une cote toujours en retrait. C’est toujours vrai en 2024 : à l’heure où ces lignes sont écrites, LVA évalue le coupé Ghibli 4,7 litres à 250 000 euros, versus le double pour une Daytona… est-ce justifié ? Objectivement non, mais je ne surprendrai personne en rappelant que l’objectivité ne joue pas un rôle fondamental dans l’évolution du marché. Risquons une explication en forme de sentence : la Ghibli n’est pas légendaire, elle se contente d’être grisante. Et à ce prix, c’est (presque) donné…
Texte : Nicolas Fourny