La Rolls-Royce de Steve McQueen : mieux qu'une Corniche !
Si l’on s’en tient à la traduction du vocabulaire officiel du constructeur, cette 2-door Saloon ne serait donc qu’une banale berline deux portes mais il suffit de contempler l’objet pour comprendre que la voiture a, bien au contraire, fait l’objet d’une étude spécifique ; ce n’est certainement pas l’une de ces Rolls dont on délègue la conduite à un chauffeur.
Emporté par le cancer il y a quarante-deux ans, Steve McQueen conserve une place significative dans la mémoire collective et bien des cinéphiles sont encore capables de l’identifier spontanément ou de citer l’un des films qu’il a tournés. Sa filmographie fait davantage penser à Sam Peckinpah qu’à François Truffaut et, pour les amateurs d’automobiles, il incarne à tout jamais le lieutenant Frank Bullitt, dévalant les rues de San Francisco au volant de sa Mustang, lancée dix minutes durant à la poursuite d’une Dodge Charger. La même année cependant, l’acteur apparut dans une autre production, aussi éloignée que possible du polar précité : il s’agit de The Thomas Crown Affair (L’affaire Thomas Crown en version française), œuvre inclassable signée Norman Jewison et dont la légendaire bande originale, due à Michel Legrand, a fini par éclipser le film lui-même, injustement oublié de la plupart des gens. Il vaut pourtant le déplacement, ne serait-ce que pour observer McQueen, l’homme qui, trois ans plus tard, risqua sa peau dans Le Mans, tourné en grande partie dans les conditions réelles de la course, en train de se déplacer sans bruit au volant d’une très digne Rolls-Royce dont l’histoire mérite d’être contée…
L’ancêtre de la Corniche
Contrairement à ce que l’on pourrait croire en visionnant le film pour la première fois, la Rolls-Royce en question n’est pas une Corniche. Ce nom n’est en effet apparu qu’en 1971 et, de 1966 jusqu’à cette date, le dérivé « deux portes » de la berline Silver Shadow (pionnière du style ponton chez son constructeur) porta l’appellation 2-door Saloon. D’autres préfèrent Mulliner Park Ward Fixed Head Coupé ; vous trouvez ça un peu long à prononcer ou à écrire ? Ce n’est pas faux, mais on peut aussi regretter que Rolls-Royce ait renoncé au romantisme de cette nomenclature, qui renvoyait à l’âge d’or des carrossiers britanniques, assassinés un par un par la standardisation et la généralisation des monocoques. Fini l’époque des Silver Cloud que l’usine proposait encore en châssis nus et que Hooper ou James Young se chargeaient ensuite d’habiller avec des carrosseries qui flirtaient délicatement avec la décadence. Rachetés successivement par Rolls, Mulliner et Park Ward se retrouvèrent associés pour prendre en charge les dérivés de la berline Silver Shadow, fabriqués en petite série — tout est relatif, bien entendu, mais les chiffres sont éloquents : sur les 37445 voitures de la série « SY » (le nom de code des Silver Shadow, Bentley T et de leurs dérivés), les coupés et cabriolets ne représentent qu’environ 20 % de la production, tandis que le modèle qui nous intéresse aujourd’hui n’a quant à lui été construit qu’à 571 unités. Si l’on s’en tient à la traduction du vocabulaire officiel du constructeur, cette 2-door Saloon ne serait donc qu’une banale berline deux portes mais il suffit de contempler l’objet pour comprendre que la voiture a, bien au contraire, fait l’objet d’une étude spécifique ; ce n’est certainement pas l’une de ces Rolls dont on délègue la conduite à un chauffeur. Plus basse de 20 millimètres pour une longueur et un empattement identiques, sa ligne comporte, par surcroît, un ressaut typique à l’aplomb de la custode et qui survivra jusqu’aux ultimes cabriolets Corniche assemblés en 1995. Ces particularismes débarrassent la voiture des lourdeurs de la berline Shadow (que d’aucuns osèrent comparer à une roturière Peugeot 403) et, de plus, la poupe se conclut, de façon exquise, par deux blocs optiques légèrement inclinés vers l’avant, contribuant ainsi à dynamiser l’allure générale en suggérant le mouvement et peut-être même — soyons fous — la performance.
Le luxe, c’est le contraire de la vulgarité
Bon, ne rêvons pas : sous le capot, la mécanique est strictement identique à celle des berlines, raffinements hydrauliques (sous brevet Citroën !) compris. En 1967 — année de sortie de la voiture mise en scène aux mains de Steve McQueen —, sa cylindrée est encore celle des Silver Cloud III, c’est-à-dire 6230 cm3. Conçu par les motoristes de la marque, ce V8 présente des caractéristiques propres à la firme et sa puissance (non divulguée par le constructeur) est estimée à environ 200 ch, soit un rendement que l’on qualifierait volontiers de misérable pour n’importe quelle autre voiture. Mais justement, nous ne sommes pas en présence d’un déplaçoir sans âme et, à l’usage, le caractère du huit-cylindres s’apprécie en raison des vertus qu’il contribue à attribuer à l’auto : à chaque fois que vous le démarrez, vous avez l’impression que l’on vient de vous plonger tout entier dans un bain de velours. Ce groupe, sa boîte de vitesses automatique GM (à quatre vitesses !) et la mollesse de la suspension répondent aux multiples raffinements de l’habitacle dont chacun connaît la litanie. Ici, le cuir est aussi somptueux que les boiseries et une Silver Shadow en bon état de fonctionnement se reconnaît sans coup férir à la douceur inouïe des sensations qu’elle dispense à ses occupants, au prix d’une efficacité routière sans doute perfectible, en tout cas moins convaincante que celle d’une Jaguar XJ vendue pourtant quatre fois moins cher — mais laissons de côté ces viles considérations pour examiner d’un peu plus près le destin de l’exemplaire immatriculé « TC100 » et qui joue un rôle essentiel dans l’intrigue du film. Il apparaît dès la vingtième minute, sous la forme du Spirit of Ecstasy planté comme il se doit sur la calandre. Puis la caméra dézoome lentement et l’on comprend que c’est le héros de l’histoire lui-même qui se trouve au volant. Disons deux mots du personnage : en substance, Thomas Crown est un millionnaire bostonien de trente-six ans qui a décidé de tromper son ennui en organisant un braquage de banque dont il a délégué l’exécution à cinq malfrats. Le dernier d’entre eux roule devant lui au volant d’un break Ford Country Squire et ils passent quasiment ensemble la barrière de péage joliment intitulée Massachusetts Turnpike avant que, dans les paisibles allées d’un cimetière, Crown ne récupère le butin du hold-up pour le ranger dans le coffre de la Rolls-Royce. Il regagne ensuite son hôtel particulier, qui n’est autre que la Second Harrison Gray Otis House, sise à Boston, au 85, Mount Vernon Street, et l’on peut alors admirer le coupé anglais garé dans la cour de la demeure, filmé de trois quarts arrière, sa suspension dodelinant doucement à la façon d’une Cadillac contemporaine ou, pour les poètes que je sais nombreux parmi nos lecteurs, d’un animal en train de s’assoupir.
Cet homme aimait les voitures
La Silver Shadow revient ensuite en filigrane, çà et là au fil du récit, jusqu’à l’époustouflante scène de conclusion que je ne spoilerai pas, même sous la torture. Inteviewé de nombreuses années après, Norman Jewison était lucide sur son film : « There was not a lot of story here »… De fait, le scénario s’avère à peu près aussi mince que la taille de Faye Dunaway — qui partage l’affiche du film avec Steve McQueen — mais la qualité de la mise en scène, le jeu des acteurs et l’esthétique générale compensent largement l’inconsistance de l’histoire. C’est une Amérique prospère et insouciante que l’on dépeint ; Thomas Crown le dit lui-même : « No complaints ». Il joue au polo, pilote son planeur, se fait construire une maison sur la plage. On est en 1968 mais personne ne parle de la guerre du Vietnam, ni de l’assassinat de Martin Luther King. Deux semaines après la sortie du film, Robert Kennedy était tué à Los Angeles. Ensuite, tout allait devenir très moche, ce qui rend la grâce narrative de The Thomas Crown Affair d’autant plus précieuse : l’époque croyait panser ses plaies mais ne faisait que préparer de nouvelles blessures. Il faut voir (ou revoir) ces plans mythiques tournés sur le rivage, Steve McQueen dans son buggy Meyers Manx à moteur de Chevrolet Corvair, construit selon les prescriptions de l’acteur et que Bonhams a vendu aux enchères, en mars 2020, pour un peu plus de 400 000 dollars. Il faut revoir la longue carrosserie luisante de la Rolls arpenter, avec toute la componction requise en un tel lieu, les allées du Cambridge Cemetery. Il faut réécouter sans trêve la chanson d’ouverture, The Windmills of your Mind — devenue en français Les Moulins de mon cœur — et se souvenir avec émotion de cette élégance ironique, tendre et obstinée, se tenant soigneusement à l’écart d’un monde livré à la brutalité, à la sauvagerie et aux massacres de masse.
La nostalgie n’est plus ce qu’elle était
Durant l’automne de 2006, à San Francisco, Bonhams a organisé une vente intitulée The Steve McQueen Sale and Collectors’ Motorcycles and Memorabilia. Y figurait la Rolls-Royce, cédée pour 70 200 dollars. L’historique de la voiture est connu et, contrairement à la Mustang de Bullitt, McQueen n’a pas tenté de la racheter durant la décennie 70 — pas assez cool pour le King of cool ? L’auto a connu plusieurs propriétaires qui, manifestement, en ont pris grand soin. Je rêverais de la ramener à Boston, devant la maison de Harrison Gray Otis, pour l’y photographier un soir de juin, quand l’été frappe à la porte et que la douceur de l’air transporte encore les remugles des bonheurs du jour. Ses pneumatiques à flancs blancs, sa sérénité un peu hautaine et sa charmante désuétude conviennent bien à ce quartier de Beacon Hill, qui domine la ville et où, avec un peu d’imagination, il serait facile de croiser de nouveau Vicki Anderson enlaçant son amant sous les frondaisons d’Acorn Street. En 1999, John McTiernan a tourné un très dispensable remake du film, avec Pierce Brosnan, Rene Russo et une Bentley Arnage à moteur BMW. Non, vraiment, on était bien en 1968. Restons-y encore un peu, voulez-vous ?
Texte : Nicolas Fourny