En général, les automobiles mal-aimées ne parviennent jamais à trouver le chemin de la rédemption. Quand, dès leur apparition, la presse spécialisée se montre peu enthousiaste et que la clientèle visée se détourne, les choses ne vont pas en s’améliorant par la suite ; après un naufrage, on préfère la plupart du temps délaisser l’épave que de procéder à son renflouement. Cependant toute règle connaît des exceptions et, en l’espèce, la XJ-S constitue certainement un cas d’école. Plutôt dédaignée à son apparition, l’auto fut par-dessus le marché lancée durant la pire période que Jaguar ait connue et subit très vite un tel désamour que sa disparition pure et simple fut sérieusement envisagée — ce avant qu’un authentique miracle ait lieu, transformant la citrouille en carrosse et métamorphosant un modèle honni en must have. De sorte que l’histoire que nous allons vous narrer est avant tout celle du plus improbable des sauvetages…
Dans l’ombre d’une légende
Indéniablement, le milieu des années 1970 ne constituait pas le moment le plus approprié pour lancer une telle auto. Le premier choc pétrolier venait à peine d’avoir lieu et le séisme qui en avait découlé continuait de secouer violemment l’économie occidentale. La presse économique regorgeait d’éditoriaux lugubres dans lesquels il n’était question que de chômage, de restrictions de circulation, d’inflation galopante et d’épuisement des ressources — des publications très sérieuses annonçant même le tarissement des réserves pétrolières dans les dix ans à venir. Mais Jaguar avait-elle le choix ? La Type E, approchant les quinze années d’existence et dont la physionomie s’était abâtardie au fil du temps, n’était plus qu’une vieille dame un peu chancelante, que l’on respectait sans pour autant perdre de vue son obsolescence ; le projet destiné à lui donner un successeur remontait à la fin des années 60. En particulier sur le marché nord-américain, il s’agissait de préserver les positions de la firme sur un segment étroit mais rémunérateur, au sein duquel des blasons réputés se livraient bataille ; insensiblement, la svelte et aérienne sports car s’était muée en une grosse GT à moteur V12, tout autant capable d’engager la conversation avec les Ferrari 365 GT 2+2 qu’avec les BMW 3.0 CS ou les Mercedes-Benz 280 SE 3.5. Et, tout comme la Type E avait représenté une révolution stylistique par rapport à la série des XK, sa remplaçante allait à son tour changer radicalement de visage — et pas forcément pour le meilleur, à en croire les observateurs de l’époque, qui n’essayèrent guère de masquer leur déception lorsque, dans le cadre du Salon d’Earls Court 1975, ils furent mis en présence du nouveau modèle.
La fin de l’insouciance
En premier lieu, à l’instar de la Triumph TR7 dévoilée au même moment, la XJ-S n’existait plus qu’en coupé, l’idée d’une version ouverte ayant été sacrifiée sur l’autel des normes de sécurité états-uniennes, dont bien des firmes avaient semblablement anticipé la sévérité. Comme d’autres, Jaguar considérait alors que les cabriolets étaient condamnés à brève échéance et c’est pourquoi la firme de Browns Lane choisit de tourner le dos à une tradition remontant à 1948, la XK 120 ayant été successivement proposée en roadster, en coupé puis en cabriolet. Avec la XJ-S, il n’était plus question de conduire cheveux au vent, mais de se blottir dans un habitacle exigu, au style désincarné et pas particulièrement chaleureux, habillé de plastiques quelconques et dépourvu de toute boiserie. Stricte 2+2, comme son nom l’indiquait la voiture dérivait étroitement de la berline XJ et le « S » de son badge signifiait « sport », ce qui constituait un sophisme avéré lorsque l’on prenait connaissance de sa fiche technique. Long de 4,87 mètres, le modèle, exclusivement proposé avec le douze-cylindres maison, pesait près de 1800 kilos à vide et, en dépit de qualités routières unanimement saluées et en grande partie dues à la sophistication de sa suspension arrière, son typage ne s’adressait à l’évidence pas aux conducteurs sportifs. La XJ-S entrait plutôt en concurrence avec des coupés bourgeois, que l’on songe à la BMW Série 6 ou à la Mercedes SLC, face auxquelles la noblesse de son moteur — à ce moment-là, les Allemands n’avaient rien de mieux à proposer que des six-cylindres ou des V8 — aurait dû la gratifier d’un avantage décisif. Malheureusement, tel ne fut pas le cas…
Être et ne pas être
Dans sa définition originelle, la XJ-S présentait trois handicaps majeurs, à commencer par une esthétique jugée baroque, voire déroutante — on était en tout cas très loin du coup de génie de la Type E. Si le talentueux Malcolm Sayer avait signé le design de cette dernière, il n’avait hélas pu que réaliser les premières ébauches du projet XJ27 avant de mourir subitement en avril 1970 ; c’est sous la férule de Doug Thorpe que les stylistes maison achevèrent le travail qui devait mener à la XJ-S définitive. À l’avant, les optiques ovales de l’auto lui conféraient un regard de batracien distrait, tandis que la partie arrière, avec ses insolites panneaux latéraux encadrant une lunette en forme de soupirail, n’avait rien de bouleversant, bien que les proportions de l’ensemble, renforcées par une hauteur de seulement 1,26 mètre, aboutissaient à un format raisonnablement agressif, dont le profil suggérait la performance mais sans ostentation. Aujourd’hui considéré par beaucoup d’amateurs comme un classique, le style de la XJ-S fut pourtant fraîchement accueilli en son temps, le reproche le plus fréquemment adressé au coupé Jaguar concernant son américanisation, ce que confirma d’ailleurs, dès 1978, la disparition de la boîte manuelle disponible au départ. Par surcroît, on l’a dit, l’atmosphère du bord reflétait un peu trop fidèlement la grisaille de l’époque, l’instrumentation sans cachet et le style anonyme du mobilier n’étant que partiellement compensés par une sellerie en vrai cuir mais ne convenant pas à tous les gabarits. Enfin, coûteux à entretenir et difficile à régler, le V12 se signalait par une consommation très supérieure à la moyenne. Toutefois, un peu à la façon d’une Citroën SM ou d’une Porsche 928, la XJ-S péchait avant tout par une identité floue. Pas assez luxueuse pour pouvoir rivaliser avec les meilleures réalisations allemandes, l’auto n’était pas non plus en mesure de concurrencer des modèles plus sportifs, comme la 911 par exemple — comme si ses concepteurs n’avaient pas réellement réussi à s’entendre quant à sa personnalité.
Le vent du boulet
Comme si ses difficultés de positionnement ne suffisaient pas, s’y ajoutèrent les problèmes récurrents de fiabilité que la XJ-S partageait avec la XJ série 2. Le groupe British Leyland traversait alors une séquence extrêmement sombre, caractérisée par d’incessants conflits sociaux, des contrôles qualité du genre folklorique et une stratégie d’ensemble d’une redoutable inefficacité. Or, ce qu’un propriétaire d’Austin Allegro ou de Morris Marina pouvait encore tolérer — bien que beaucoup d’entre eux aient fini, en désespoir de cause, par signer des bons de commande chez Ford ou Vauxhall —, tel n’était pas le cas de la clientèle Jaguar, significativement plus exigeante et de plus en plus courtisée par les constructeurs germaniques évoqués plus haut. Dans ces conditions, la XJ-S connut une telle mévente (seulement un millier de voitures furent produites en 1980 !) qu’à la fin de la décennie 70, l’hypothèse d’un abandon prématuré fut sérieusement considérée par l’état-major de BL. Le salut arriva néanmoins en 1981, par le biais des travaux d’un ingénieur suisse nommé Michael May, auteur des culasses « Fireball » et dénommées « High Efficiency » dans le catalogue de la marque. À la fois plus puissante et un peu plus sobre, la XJ-S « HE » marqua une véritable renaissance du modèle qui, dès lors, ne cessa plus d’évoluer. En 1983, l’apparition d’un six-cylindres inédit, baptisé AJ6 — et que l’on retrouva ensuite sous le capot de la XJ40 —, permit d’élargir la gamme vers le bas et d’attirer une nouvelle clientèle. Au même moment, Jaguar commercialisa une version découvrable baptisée XJ-SC, réalisée par Tickford et basée sur le même principe que des BMW Série 3 transformées par Baur : copieusement rigidifiée par un T Bar Roof, cette inattendue Targa à la sauce anglaise était privée de places arrière mais disposait en sus d’une petite capote en toile, ce qui pouvait donner lieu à plusieurs usages possibles. Cette variante perdura cinq années avant de laisser la place à un authentique cabriolet à la ligne très pure, qui renforça encore l’attrait de la XJ-S en Californie ou en Floride en permettant à Jaguar de proposer une alternative crédible à la très populaire Mercedes SL. D’une manière générale, le marché américain a joué un rôle capital dans le parcours de la XJ-S, en particulier à partir du milieu des années 1980 ; c’est sans doute à ce moment que, dix ans après son lancement, l’auto débuta véritablement sa carrière. L’arrivée de John Egan à la tête de Jaguar — qui améliora la qualité des voitures dans des proportions notables —, puis la privatisation de l’entreprise, échappant à l’emprise mortifère de BL, se traduisirent par une redécouverte du modèle par ses acquéreurs potentiels.
Vous allez voir de quel bois elle se chauffe
Avec un habitacle rénové et plus conforme aux traditions britanniques — les boiseries étaient enfin de retour ! —, la XJ-S poursuivit son développement et bénéficia amplement de la prise de contrôle de la firme par Ford, en 1989. Amplifiant encore le travail commencé par John Egan, le constructeur américain procéda à des investissements massifs destinés à restaurer la réputation de Jaguar, devenue le totem de la bagnole à emmerdes aux yeux d’un certain nombre d’anciens propriétaires qui, peu à peu, se laissèrent reconquérir aux côtés de nouveaux venus dont l’âge moyen consentit progressivement à redescendre en-deçà des 70 ans… De la sorte, devenue très fréquentable au début des années 90 et enrichie d’une version XJR-S développée par la filiale JaguarSport, l’ancienne mal-aimée semblait, tout comme la Range Rover ou la Mini, promise à une forme d’éternité, à peine ternie par le restylage lourdingue intervenu en 1991, dont les feux arrière fumés semblaient particulièrement incongrus et ont moins bien vieilli que leurs prédécesseurs. Ayant perdu son attachant tiret et devenue XJS — on se demande encore pourquoi —, c’est sous cette forme qu’elle quitta la scène après plus de vingt années de production, en 1996, laissant la place à une XK8 qui lui devait beaucoup. Fabriquées à plus de 115 000 unités, les XJ-S et XJS ne sont pas des voitures rares et l’éventail des prix affichés par ceux qui en ont une à vendre, en Angleterre comme sur le continent, peut donner une idée de la diversité des états proposés. Or, vous connaissez la musique : compte tenu de la complexité de l’engin, le coût d’une remise en état effectuée dans les règles de l’art peut rapidement vous coûter votre chemise (et excéder une cote encore raisonnable à l’heure où ces lignes sont écrites) si vous ne prenez pas un minimum de précautions. Privilégiez donc impérativement les exemplaires en excellent état, qui n’en sont pas à leur dix-huitième propriétaire et accompagnés d’un dossier d’entretien crédible. Les variantes à six-cylindres ne présentent bien sûr pas le pedigree ni la vélocité des V12, mais elles sont moins onéreuses à entretenir et un peu moins exigeantes en carburant. Il y a réellement un monde entre les premiers modèles, moins bien construits, plus délicats à utiliser, plus fragiles et plus capricieux, et les XJS post-1991, un peu dénaturées esthétiquement mais que leur fiabilité rend exploitables au quotidien. Tout à la fois objet de collection et fidèle compagne de route, voilà une « grand tourisme » de haut vol, exotique et racée, bien motorisée et plus polyvalente qu’il n’y paraît. D’ineffables plaisirs vous attendent si vous vous laissez tenter !
Texte : Nicolas Fourny